KAPITAL

La corruption, fatalité des affaires à l’étranger

Pour les sociétés suisses actives dans des pays à forte croissance, les opportunités s’accompagnent parfois de demandes de pots-de-vin. Des situations très délicates à gérer.

Quand Stadler Form s’est lancé sur le marché russe fin 2010, le fabricant d’appareils électroménagers ne se doutait pas des obstacles qu’il allait rencontrer. Moins d’un an après son arrivée dans le pays, alors que ses ventes explosent, la PME zougoise se fait attaquer par un concurrent russe nommé Bork, sous le seul prétexte qu’il a déjà déposé la marque «Stahler», un nom très proche de «Stadler». Bien que les autorités russes en matière de propriété intellectuelle rejettent d’abord la plainte, Bork porte l’affaire devant le tribunal de commerce, qui ordonne l’arrêt de la distribution des produits helvétiques en Russie.

Un verdict dénoncé par Martin Stadler, directeur de Stadler Form, qui a suivi les audiences aux côtés de son avocat russe: «La décision du tribunal semble avoir été prise sans fondement, avant même l’ouverture du dossier!» Si l’entrepreneur ne peut pas prouver que Bork a soudoyé les autorités locales pour remporter le jugement, un scénario qu’il estime fort probable, cette affaire illustre bien les difficultés que peuvent rencontrer les exportateurs suisses dans les marchés émergents, où les opportunités vont souvent de pair avec des problèmes de corruption.

Dans le classement mondial de la corruption, publié par Transparency International, la Russie figure au 133e rang sur 177; l’Inde figure au 94e rang, la Chine au 80e et le Brésil au 69e. Ces pays, qui offrent un potentiel de 2,9 milliards de consommateurs, font partie des régions à fort potentiel de plus en plus convoitées par les PME suisses. «En Russie, il arrive que des exportateurs helvétiques subissent des problèmes de corruption, explique un consultant aidant les entreprises à entrer sur le marché russe. Les autorités essaient parfois de profiter des domaines à fort potentiel, où elles favorisent les firmes russes. Elles peuvent utiliser divers moyens pour faire pression sur les sociétés étrangères, comme retarder des passages en douane ou refuser l’octroi de brevets nécessaires. Pour débloquer la situation, elles peuvent alors solliciter un paiement.»

En Chine, la corruption s’étend avant tout dans les secteurs publics connaissant des salaires extrêmement bas comme l’éducation, la défense ou encore la santé, décrit Kilian Widmer, Trade Promotion Director au Swiss Business Hub China: «Lorsqu’un fonctionnaire mal payé commande des produits coûteux à une entreprise, il peut être enclin à demander une faveur au vendeur en échange du contrat.»

Pour savoir dans quelle mesure les entreprises helvétiques sont confrontées à la corruption à l’étranger, la Haute Ecole de technique et d’économie (HTW) de Coire a réalisé un sondage anonyme auprès de 510 sociétés générant une partie de leur chiffre d’affaires hors Europe et Amérique du Nord. Résultat: 40% d’entre elles sont régulièrement sollicitées pour effectuer des paiements informels. Bien que, à en croire Transparency International, les exportateurs suisses soient ceux qui versent le plus rarement des pots-de-vin, plus de la moitié des entreprises faisant face à des demandes reconnaissent verser de telles sommes.

Savoir résister

Martin Stadler, dès son entrée sur le marché russe, s’est clairement opposé à la corruption: «Nous ne payons rien, nous employons tous les autres moyens possibles pour faire pression, notamment en présentant le cas auquel nous avons été confrontés aux distributeurs, aux détaillants et aux organisations faîtières sur place.» Stadler Form espère désormais obtenir gain de cause des autorités anti-monopoles russes. Pour les convaincre, l’entreprise mise sur un argument de poids: Bork, en passant par deux sociétés proches, a entretemps réservé les marques «Stadler» et «Stadler Form», une preuve de sa malhonnêteté.

Autre exemple d’entrepreneur suisse refusant catégoriquement de payer: Walter Denz, qui a cofondé l’école de langues Liden & Denz Language Centres en 1992 à Saint-Pétersbourg et ouvert une succursale en 2004 à Moscou. Le Zurichois est régulièrement interpellé par des fonctionnaires corrompus dans le cadre de procédures bureaucratiques.

«Pour pouvoir faire tourner notre école de langues, nous avons besoin de toutes sortes de licences en matière d’enseignement, d’hygiène, de protection contre les incendies ou encore d’ergonomie des places de travail. Quand ces permis expirent, des fonctionnaires nous appellent et nous offrent de verser de l’argent, disons 5000 francs, à ce qu’ils nomment leur «division commerciale» afin d’accélérer les démarches de renouvellement. Il s’agit des mêmes fonctionnaires qui devraient le faire gratuitement.»

En raison de son choix de ne pas corrompre, Walter Denz dit subir de «longs et pénibles contrôles» de la part des autorités. Il lui est même arrivé de devoir affronter des fonctionnaires au tribunal. Mais l’expatrié préfère payer un avocat plutôt que de soudoyer des agents publics, d’autant que cette forme de corruption est passible de prison en Russie. «Au final, j’ai toujours pu me débrouiller sans verser de dessous-de-table. Il a fallu m’entourer d’employés locaux qui connaissent bien le système, et cela a fonctionné.»

Dominique Perron, associé au cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers, souligne que d’éviter ainsi la corruption est un vrai défi: «Dans certains pays, il semblerait que cela soit presque un passage obligé. Je connais des sociétés qui ont préféré se retirer d’un marché car elles n’acceptaient pas d’effectuer des paiements informels.» D’autres entreprises n’essaient même pas de s’aventurer dans les pays touchés: selon l’étude de la HTW de Coire, 10% des entrepreneurs ont renoncé à se lancer sur un marché étranger au cours des cinq dernières années en raison de la corruption. «En période de crise où l’on cherche à décrocher de nouveaux contrats, il peut s’agir d’une décision difficile, mais néanmoins saine», relève Dominique Perron.

Or, les entreprises suisses ont une bonne raison de ne pas accepter la corruption: au sens du droit helvétique, corrompre un agent étranger est considéré comme un délit pénal pouvant faire l’objet d’une peine de prison allant jusqu’à cinq ans. En outre, l’entreprise peut être punie d’une amende pouvant atteindre cinq millions de francs. Cela n’a pas toujours été le cas: jusqu’en 2000, la corruption à l’étranger était considérée comme un mal nécessaire pour les exportateurs, qui avaient même le droit de déduire les frais ainsi occasionnés des impôts.

Une première condamnation

«Ce changement radical de la loi reste trop peu connu des entreprises, qui ne luttent pas encore assez contre la corruption», estime Christian Hauser, auteur de l’étude de la HTW. Les PME ignorent ou négligent souvent le fait que la législation s’applique autant à leurs employés qu’aux représentants étrangers qui négocient leurs contrats sur place. «Une situation inquiétante car la plupart des PME suisses travaillent exclusivement avec des agents locaux sur les marchés émergents. Si une entreprise fait appel à un tiers, elle est tenue de le traiter comme son propre employé et de prendre des mesures adéquates pour l’empêcher d’utiliser des méthodes de corruption.»

«Beaucoup d’entreprises affirment qu’elles n’ont de toute façon aucun moyen de vérifier les actions de leur représentant, ajoute Kilian Widmer. Pourquoi contrôler ses actes? Au final, ce qui intéresse la grande majorité des sociétés, c’est de vendre leurs produits.» Une PME industrielle basée dans l’Arc lémanique illustre bien cette ambiguïté: «Nous ne sommes jamais directement confrontés à la corruption, dit le directeur. En revanche, nous observons parfois que nos agents utilisent certaines méthodes. Ce n’est pas notre problème: ces personnes connaissent le fonctionnement de leur propre marché. Nous ne soutenons pas ces pratiques mais ne pouvons actuellement les éviter si nous voulons entrer dans certains pays comme la Russie et le Brésil.»

L’entrepreneur précise qu’il paie ses représentants au prix du marché et ne verse pas d’argent supplémentaire destiné à la corruption. «Pour gagner des contrats, l’agent opère de la manière suivante: il fait une faveur à l’acheteur en acceptant de lui envoyer une facture plus élevée que le prix de la commande et de lui rendre ensuite en espèces le montant surfacturé. L’acheteur peut ainsi s’enrichir sur le dos de son organisation et le représentant ne perd pas d’argent.»

L’année 2011 a marqué la première condamnation pour cause de corruption en Suisse: une filiale helvétique du groupe français Alstom a été «reconnue coupable de ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisation raisonnables et nécessaires pour empêcher le versement de montants de corruption à des agents publics étrangers en Lettonie, Tunisie et Malaisie». Selon l’enquête suisse, l’entreprise a engagé des consultants qui ont versé une part considérable de leur rémunération à des décideurs pour qu’ils agissent en faveur d’Alstom. En conséquence, Alstom a dû payer une amende de 2,5 millions de francs ainsi qu’un montant correspondant aux bénéfices supposés de l’opération, soit 36,4 millions de francs.

Au-delà des risques juridiques en Suisse, la corruption de fonctionnaires est également punie dans de nombreux pays étrangers, prévient Beat Weber, enquêteur dans l’unité «Forensic Services» de PricewaterhouseCoopers: «Par exemple, le gouvernement du Cameroun déploie en ce moment une importante campagne contre les pots-de-vin. Les représentants risquent d’être arrêtés, de devoir payer une amende, voire d’aller en prison. Une telle affaire, si elle est rendue publique, peut salement entacher la réputation d’une entreprise.»

Concurrence déloyale

En dépit du renforcement des législations, certaines sociétés suisses continuent d’effectuer des versements informels, constate Dominique Perron: «Ces dernières années, les entreprises ont mis au point toute sorte de méthodes pour faire disparaître des livres les sommes destinées à la corruption, alors qu’auparavant elles figuraient simplement sous forme de frais de consultants.»

Il cite un cas classique: une PME suisse envoie ses produits dans un pays étranger et engage une entreprise pour les transporter jusqu’à sa filiale locale. Par la même occasion, elle demande au transporteur de surfacturer sa prestation et de lui redonner la différence de montant en liquide une fois arrivé à destination. Une façon pour l’entreprise de sortir de l’argent des caisses de manière indétectable. «Etant donné qu’il est difficile d’évaluer le prix d’un service comme le transport, les auditeurs remarquent rarement ce type de fraude», observe Dominique Perron.

«Si la corruption est toujours un problème en Russie, le pays est en train d’évoluer, en particulier depuis son adhésion à l’OMC, considère Yves Morath, directeur du Swiss Business Hub Russia. Il est possible de faire des bonnes affaires sans jouer ce jeu. Il serait dommage de ne pas s’intéresser à ce marché.» Selon l’entrepreneur romand cité plus haut, les exportateurs helvétiques ont tout à gagner d’une amélioration de l’éthique commerciale: «Dans un pays corrompu, les acheteurs comparent différents concurrents non pas en termes de qualité mais sur la base de leur pot-de-vin. La corruption génère donc une forme de concurrence déloyale et profite avant tout à ceux qui en tirent parti.»

Christian Hauser souligne de son côté que s’opposer ouvertement à la corruption peut représenter un réel avantage concurrentiel, notamment pour une PME travaillant avec une multinationale: «Les grands groupes possèdent souvent un règlement en matière de corruption, que leurs fournisseurs doivent obligatoirement respecter s’ils veulent décrocher un contrat de leur part.»

La question demeure: comment empêcher ses employés et agents de profiter de la corruption? «La mesure la plus efficace est aussi la moins chère: le management doit communiquer d’une manière claire et crédible qu’il ne tolère aucune forme de corruption, résume Christian Hauser. L’entreprise peut ensuite mettre en place un code de conduite que les vendeurs doivent suivre s’ils sont confrontés à une situation délicate.» Pour Walter Denz, la seule bonne stratégie consiste à ne rien payer: «Ainsi, on se fait une réputation auprès des fonctionnaires, qui finissent par vous laisser tranquille. Une entreprise qui paie, ne serait-ce qu’une seule fois, sera constamment sollicitée.»
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La corruption au-delà des pots-de-vin

Outre les paiements informels versés aux fonctionnaires pour accélérer toute sorte de procédures administratives, la corruption peut prendre différentes formes. Exemple en Russie: le crime organisé qui sévit dans le domaine de la construction. «Sur les chantiers, il arrive qu’une personne vienne voir le maître d’oeuvre et lui demande de verser le lendemain une certaine somme d’argent pour pouvoir continuer les travaux en toute tranquillité», assure un consultant aidant des entreprises suisses à entrer sur le marché russe.

Beat Weber de PricewaterhouseCoopers cite quant à lui un cas régulièrement rencontré en Afrique: «Pour obtenir un mandat public, une entreprise paie à la femme d’un ministre un traitement médical en Suisse ou encore finance les études du fils d’un haut fonctionnaire. Par ailleurs, les sociétés actives dans la construction peuvent offrir des matières premières au gouvernement.» Des pratiques considérées comme de la corruption dans certains pays sont d’ailleurs tolérées dans d’autres: «Aux Etats-Unis, une entreprise peut participer au financement d’une campagne électorale en toute légalité, alors que c’est interdit en Angleterre.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.