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«La cohabitation culturelle fait peur»

Loin de combattre les barrières mentales, la mondialisation fait en réalité plus que jamais ressortir les malaises identitaires, selon le penseur français Dominique Wolton. Entretien.

Pour rencontrer Dominique Wolton, un objet indispensable trône sur la table: l’enregistreur. Le spécialiste de la communication mitraille. Un débit trop élevé pour qu’un stylo et une feuille vierge ne suffisent. Des phrases nerveuses, parfois un temps d’attente, avant que le flux ne reprenne. «Il fonctionne votre appareil? Je suis méfiant sur la technologie…» La lumière rouge clignote. Cela n’empêchera pas des coups d’œil inquiets sur le signal lumineux durant l’interview, qui se déroule à Paris, dans le bureau du directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS.

Dominique Wolton décrypte depuis trois décennies le décalage entre les promesses d’une mondialisation technologique et économique, et la résurgence de murs identitaires. Durant l’entretien, le directeur de la revue Hermès, qui a intitulé «Indiscipliné» son dernier ouvrage, virevolte. Il se lève, marche en cercle, met la main sur l’épaule du journaliste, lui propose un verre d’eau et un biscuit, se rassied. Parfois, il lance un juron, en pleine ébullition, ou prend la température: «Ca vous va, ce type de réponse? N’oubliez pas de noter cela.»

A la chute du mur de Berlin, vous avez publié une revue intitulée «Frontières en mouvement». L’un des derniers numéros a pour titre «Murs et frontières»… Le décloisonnement espéré n’a pas eu lieu?

En 1990, on pensait que la disparition des frontières à travers la mondialisation était un progrès. Aujourd’hui, de nouveaux murs sont apparus parce que la mondialisation est restée strictement économique. On fait semblant de croire qu’un décloisonnement politique a eu lieu. Or, l’autodissolution du communisme, ce n’est pas la victoire de la démocratie, mais celle de l’économie globalisée, sans projet politique et culturel.

Ce qui fait consensus aujourd’hui au niveau mondial, ce n’est pas la démocratie, mais le capitalisme. Et cela ne suffit pas pour aboutir à une philosophie politique. Un marché global n’a jamais fait un nouvel homme. Il n’y a plus que la guerre économique. D’où les crises à répétition, car le monde n’est plus dirigé que par une logique spéculative. Ce n’est pas forcément un progrès. On est en train de s’en apercevoir. Et le libre marché mondial n’empêche pas les murs physiques et les racismes. Il n’y en a jamais eu autant. L’enjeu mondial, ce n’est pas une économie mondiale, mais l’apprentissage toujours plus difficile de la cohabitation pacifique des cultures.

Quels sont ces nouveaux murs qui apparaissent?

Ils sont liés au retour en force de l’identité, que l’on a totalement sous-estimée depuis la chute du Mur. On était tellement content d’avoir fait tomber la barrière Est-Ouest qu’on a oublié qu’il fallait aussi gérer les identités collectives! Plus la mondialisation économique progresse, et avec elle la circulation des capitaux et des hommes riches, plus les identités se réveillent, avec une dimension souvent conflictuelle.

Le phénomène fondamentaliste réactionnel qui se joue dans l’islam va toucher d’autres religions et d’autres phénomènes culturels. De son côté, le nationalisme défensif à la manière de Le Pen reprend un vocabulaire vieux de plus d’un siècle, mais paraît encore plus crédible aujourd’hui. Les populistes posent un vrai problème: ils mettent le doigt sur la domination de la logique économique dans la mondialisation et sur la dévalorisation de tout ce qui ramène à l’identité, sous peine de favoriser le nationalisme.

Dans tous les espaces culturels, on se battra pour des religions, des frontières, des langues, des patrimoines symboliques, l’histoire, la mémoire. Si vous êtes menacé dans votre identité, tout fait sens. Un Suisse qui est bien dans sa peau ne revendique rien.

Une forme de conscience du monde a tout de même émergé avec la mondialisation.

En 2005, l’Unesco a mis le pied dans la fourmilière avec la reconnaissance du principe de la diversité culturelle, aujourd’hui ratifié par plus de 100 Etats. Il existe un besoin impératif d’organiser politiquement cette cohabitation. C’est le grand défi de notre époque. A force de se voir de plus en plus facilement, on sait maintenant que l’on est différents les uns des autres et qu’on n’a pas grand-chose à se dire. Il faut néanmoins apprendre à cohabiter.

On n’avait jamais pensé ce concept de cohabitation dans cette dimension politique, ni à cette échelle. La diversité culturelle n’était pas reconnue comme un grand enjeu politique et mondial, ni l’apprentissage de la cohabitation culturelle comme le chantier le plus important après celui de l’écologie. Et il est plus difficile d’apprendre à cohabiter avec les hommes qu’avec la nature. La revalorisation des identités culturelles collectives est une condition indispensable pour avoir une chance de préserver la paix dans la mondialisation.

Tout le monde crie à la guerre et au nationalisme. Mais l’identité n’a pas le même sens dans un monde ouvert que dans le monde fermé d’hier. Aujourd’hui, l’identité est la condition de l’ouverture. Pour exister dans la mondialisation, il faut deux jambes: l’ouverture et l’identité. Nos schémas mentaux habituels détestent l’identité. Pour décloisonner, il faut d’abord valoriser sa propre identité culturelle collective – une identité ouverte sur l’autre, pas une identité refuge.

Selon vous, internet aussi risque de cloisonner le monde. La toile est pourtant vue comme un espace de liberté. Comment parvenez-vous à cette conclusion?

Internet est d’abord un apprentissage de la liberté et de la mobilité. Ce qui explique son succès. En outre il réunit plus facilement ceux qui ont des points communs. Mais pour une mondialisation réussie, il faut aussi faire cohabiter tous ceux qui ne se ressemblent pas et qui sont plus nombreux que ceux qui se ressemblent! Ce qui menace le monde avec internet, c’est un recloisonnement communautaire. D’ailleurs, les grandes compagnies informatiques nous vendent la liberté totale, mais Steve Jobs était un homme qui voulait tout contrôler, bien marqué par son identité culturelle.

La grande question du décloisonnement, pendant cinquante ans, a été d’affirmer un droit à la vie privée. Et on abandonne maintenant cette conquête politique à la traçabilité et au flicage. Les gens aiment cela pour l’instant, parce qu’il y a une forme de narcissisme dans cette généralisation de l’expression. Tout le monde a quelque chose à dire et on préfère sacrifier notre sécurité et notre traçabilité à ce sentiment de communauté. La fascination technique l’emporte. Mais un jour, on se rendra compte qu’il faut défendre cette conquête fragile.

En même temps, les nouvelles technologies ont élargi notre horizon, et réduit la taille du monde.

Il y a mondialisation technique, mais le contenu culturel n’a pas suivi. Aujourd’hui, on trouve dans le monde 6 milliards de smartphones, 5 milliards de postes de radio, 4 milliards de télévisions. Et pourtant, il n’y a jamais eu autant d’incommunication. Ce n’est pas parce qu’on a décloisonné techniquement et géographiquement qu’on a décloisonné mentalement. Au contraire, ces technologies révèlent plus que jamais les barrières mentales qui restent à surmonter.

Cela montre que l’information n’est rien sans la communication, la négociation avec l’autre. Ce n’est pas parce qu’il peut envoyer des informations 24 heures sur 24 que l’homme va changer: les langues, les patrimoines culturels, les grands concepts diffèrent. Sous le vernis de la circulation de l’information, il y a un océan d’incommunication.

C’est un constat pessimiste…

Non. Quatre éléments me rendent optimiste. Premièrement, dès lors qu’il y a une mondialisation de l’information, aussi imparfaite soit-elle, cela suscite un potentiel critique. Deuxièmement, les peuples circulent. Troisièmement, ils se voient et peuvent s’apprivoiser. Quatrièmement, l’Europe. On ne se comprend pas, mais on cohabite et les nations les plus riches ont aidé les plus pauvres. Ce modèle peut être non pas exporté, mais adapté au reste du monde.

Actuellement, vous pensez vraiment que l’Europe fait encore rêver?

Mais ce n’est rien, cinquante ans d’histoire de vie commune! La partie du monde la plus intéressante sur le thème du décloisonnement et de l’apprentissage de la cohabitation, c’est l’Europe. Le paradoxe, c’est qu’elle est considérée comme étant «en retard», alors qu’on est largement en avance par rapport à cette question du XXIe siècle: on se supporte quand tout est transparent et visible! Cela fait un demi-siècle qu’on expérimente la cohabitation, on voit la difficulté. Et pourtant on insiste avec en plus un projet politique d’intégration. S’il y a un endroit au monde où l’on connaît les difficultés de l’intégration et de la cohabitation, c’est bien l’Europe.

Aujourd’hui, on pense plutôt aux BRICS comme modèle d’avenir.

Oui, mais ils n’ont pas grand-chose en commun en dehors d’un certain niveau économique et de concurrence avec les pays plus riches. Même chose pour les pays émergents. Leur enjeu, c’est une logique de conquête. Au contraire, l’enjeu de l’Europe, c’est d’organiser la cohabitation politique. Ce n’est pas un projet économique, mais politique. L’Europe ne sait pas où elle se termine. Elle est condamnée à avoir des frontières fluctuantes et une identité dynamique, ce qui en fait le projet politique le plus démocratique et utopique de l’Histoire de l’Humanité.

On ferme les frontières, mais qu’à moitié. Même sur le plan économique, c’est paradoxal: l’Europe reste un marché ouvert alors que les plus grandes puissances mondiales, Chine et Etats-Unis, sont protectionnistes. Le problème de l’Europe, c’est qu’elle n’arrive pas à être fière de son projet de cohabitation pacifique et de solidarité et qu’elle est très mauvaise communicante. On n’a pas les mêmes valeurs, ni les mêmes langues, on est d’accord sur rien et on arrive à se respecter et à agir ensemble sur un nombre croissant de sujets.

La vraie tragédie de l’Europe reste cependant de ne pas avoir pu empêcher la guerre en Yougoslavie, et la création d’un nouvel Etat barbelé, le Kosovo. C’est à nouveau un paradoxe: la partie du monde la plus en avance sur le thème de la frontière a précisément craqué sur cette question. Mais la Yougoslavie c’était l’œil du cyclone de l’Europe avec toutes les contradictions du nationalisme, des religions, des langues, des contentieux historiques. On a sous-estimé le poids symbolique des frontières.

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 5).