LATITUDES

Nespresso, nouveau rite de salon

Le designer Antoine Cahen et son frère ont créé la plupart des machines à café Nespresso. Loin de se limiter à l’esthétique, ils interviennent à la source des projets. Reportage dans leur studio lausannois.

Difficile de trouver la «vraie» machine à café aux Ateliers du Nord. La plupart des modèles exposés dans le studio lausannois sont des prototypes, utilisés pour convaincre les dirigeants de Nespresso de la qualité de leur design. En plus de vingt-cinq ans de collaboration, les frères Antoine et Philippe Cahen ont dessiné une cinquantaine de modèles pour la filiale de Nestlé, soit 90% des machines commercialisées, aujourd’hui fabriquées en majorité en Suisse. «Et il y a certains prototypes que j’ai cachés avant votre arrivée, précise Antoine Cahen. Je n’ai pas le droit de montrer les projets en cours. Il y a déjà suffisamment de copies sur le marché!»

Sous un éclairage naturel qui filtre à travers de grandes baies vitrées, les machines à café de Nespresso, alignées méthodiquement, côtoient les bornes à incendie de Von Roll et des fers à repasser Laurastar, d’autres clients. Au mur sont placardées des affiches du graphiste Werner Jeker, troisième membre fondateur de l’atelier en 1983. Mais sur les grandes tables de travail pivotantes, très peu de croquis réalisés à la main: «Nous continuons à utiliser l’esquisse, mais plutôt pour les discussions internes. Autrefois, nous pouvions présenter les plans intermédiaires à nos mandataires, mais maintenant, il faut montrer très vite à quoi ressemblera le produit fini. Nous modélisons tout sur ordinateur et utilisons l’imprimante 3D pour le prototypage, en collaboration avec des bureaux d’ingénieurs comme Helbling à Berne. Nous sculptons en virtuel.»

Rupture avec les codes classiques

En trente ans, le bureau n’a guère grandi — il ne compte que deux personnes supplémentaires. Son principal client, «qui représente plus de 60% du temps de travail», a pris des dimensions plus impressionnantes… «Lorsque Nespresso a fait appel à nous en 1988, c’était encore une start-up de huit personnes, rappelle Antoine Cahen. Il y a eu un concours où nous étions opposés à deux pointures du domaine, Philippe Starck et Porsche Design.» Les frères Cahen ont gagné. «Pour une entreprise qui débute, il vaut toujours mieux faire appel à quelqu’un de son échelle.»

A ses prémices, le mandat est quelque peu ingrat: il s’agit surtout de «lifter» la machine conçue par des ingénieurs. «L’utilisation de capsules constituait déjà en soi une révolution. Le discours dominant était donc: ne bousculons tout de même pas trop les clients, restons classiques sur l’apparence.» Petit à petit, les designers lausannois parviennent néanmoins à convaincre la direction de la nécessité d’une rupture complète par rapport à tout se qui ce faisait dans le domaine. «A un moment donné, il faut réinterpréter l’objet en faisant fi de tout héritage. Il fallait faire le même saut que les constructeurs automobiles qui ont créé le monospace en se débarrassant du capot et du coffre classiques.»

Exit donc le porte-capsules, qui laisse malencontreusement échapper des gouttes sur le sol, le temps d’arriver à la poubelle. Voici venu le temps du «geste Nespresso», ce mouvement si caractéristique de levier pour arrimer la capsule à la machine: «Le modèle Essenza du début des années 2000 a bouleversé les codes de la machine à café. Son intelligence, c’est qu’il avale tout simplement la capsule. Et la clé de ce changement a été l’adhésion des consommateurs.»

Cette innovation respecte le principe fondateur du «form follows function»: «Il faut rester proche de la fonctionnalité de base et aboutir à une solution ergonomique, et pas uniquement rationnelle. Il faut aussi un élément de simplicité, d’humour, de plaisir. Dans le cas de Nespresso, c’est le geste qui devient signature, une forme de rituel qui rappelle les jeux d’enfants.» Le designer poursuit ses analogies: «En anatomie, lorsqu’on voit une partie du corps, on peut en déduire sa fonction. Ces principes s’appliquent aussi aux objets. En quelque sorte, la forme devient un mode d’emploi.»

La dernière-née de Nespresso, la U, est ainsi composée de pièces modulables et aimantées, en partant du constat que les gens manquent de place dans la cuisine: «On peut mettre le réservoir d’eau où l’on veut. Ce n’est pas de l’esthétique pour l’esthétique.»

Braun, la référence absolue

Depuis le succès de l’Essenza, écoulée à une dizaine de millions d’exemplaires à travers le monde, les designers des Ateliers du Nord ont gagné en crédibilité chez Nespresso. «Nous sommes désormais impliqués dès le départ des projets, car il ne s’agit plus simplement de coller une esthétique sur une mécanique. Pour l’Essenza, l’ingénierie et le marketing sont venus après le design. Mais c’est un design d’intention, dans le sens dessein. On s’est aujourd’hui trop focalisé sur le seul design visuel, le dessin.»

Pour Antoine Cahen, l’expérience Nespresso est la preuve que le design figure parmi les éléments-clés de la réussite d’une entreprise. «Lorsque nous étions étudiants, dans les années 1970, des marques comme Braun et Olivetti ont posé les jalons du design moderne: minimalisme, simplification extrême, le fait d’épurer sans appauvrir. Je suis convaincu qu’il n’y aurait pas eu le même succès d’Apple, de Nespresso ou de Muji sans l’œuvre de Dieter Rams, le designer de Braun.»

Ecoulées avec des partenaires, comme Turmix en Suisse ou Krups dans le monde entier, mais dessinées à Lausanne, les machines à café ne constituent certes pas le gros du chiffre d’affaires de Nespresso, qui mise avant tout sur la vente des capsules. Mais leur design a fait école dans le monde du café, apportant une notoriété supplémentaire à la marque. «Etre copié, c’est aussi une forme de reconnaissance…»

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Les identités multiples de la Nespresso

Sorties de l’imaginaire des frères Cahen à Lausanne, les machines à café Nespresso sont ensuite commercialisées via une marque partenaire dans chacun des grands marchés: sur le premier d’entre eux, la France, par les marques Krups et Magimix; en Suisse, sous les identités Turmix et Koenig; ou encore en Italie avec De Longhi. «A l’exception des Etats-Unis, où les machines sont vendues directement sous l’identité Nespresso, la marque a en général deux partenaires par pays, et nous concevons des machines légèrement distinctes en termes de couleurs ou de design pour chacun de ces partenaires», précise Antoine Cahen. Les machines proviennent néanmoins des mêmes usines: en Suisse, c’est le sous-traitant thurgovien Eugster-Frismag qui fabrique plusieurs modèles adoubés par la filiale de Nestlé.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 1 / 2013).