CULTURE

Quand la destruction prend une valeur artistique

Détruire une œuvre d’art n’est pas qu’un instrument de propagande idéologique. Il arrive aussi que les artistes eux-mêmes anéantissent leur production dans une démarche conceptuelle.

Revers sombre de la création artistique, la destruction d’œuvres issues du génie humain endosse une portée tout aussi symbolique. De la chasse à l’art «dégénéré» menée par le régime nazi à l’explosion des Bouddhas de Bâmiyân sous la conduite des Talibans, en passant par la destruction d’une partie de la Mosquée de Cordoue par les troupes de Charles Quint ou les pillages de sites archéologiques dans tout le Proche-Orient, les exemples d’anéantissement ne manquent pas à travers l’Histoire.

Les motifs en sont parfois surprenants. Ainsi, Antonio Manfredi, directeur du Musée d’art contemporain de Casoria (près de Naples), a récemment décidé de brûler des œuvres d’art — avec l’accord des artistes — pour protester contre les coupes budgétaires prévues dans le domaine de la culture en Italie. Le but de la démarche consistait à signifier que l’art, affecté par ces baisses de subventions, était condamné à disparaître. Avant lui, le galeriste américain Tony Shafrazi s’était rendu célèbre en 1974 en peignant à la bombe les mots «Kill Lies All» sur le tableau Guernica de Picasso, alors conservé au MoMA de New York, afin de protester, soi-disant, contre le massacre de «MyLai» durant la guerre du Vietnam. Heureusement, le tableau était protégé par un verni et l’atteinte a été ôtée sans dommages.

La destruction comme concept

Un artiste peut aussi procéder lui-même à son autodafé. Ainsi de l’Américain John Baldessari, qui brûla en 1970 une partie de sa production picturale afin d’en créer une nouvelle à partir des cendres, symbolisant le lien entre création artistique et cycle de vie humaine. Le plasticien suisse Jean Tinguely a, quant à lui, conçu des machines s’autodétruisant après quelques dizaines de minutes, délivrant le message somme toute élémentaire que, dans la vie, tout a une fin.

Pour Nicolas Galley, directeur du Master en marché de l’art de l’Université de Zurich, il est essentiel de bien distinguer les actes «iconoclastes» des destructions à but contestataire ou artistique: «Dans le cas des attaques de mosquées par les fondamentalistes au Mali — pour ne pas citer les crises iconoclastes byzantines, protestantes, ou de la Révolution française — l’objectif est de détruire les symboles, les images, les représentations d’une ethnie, d’une religion ou d’un pouvoir politique.» Des destructions à l’impact émotionnel très fort, blessant les individus qui s’identifient à ces images: «En saccageant les sculptures des portails des cathédrales, les iconoclastes de la Révolution française s’attaquaient aux représentations du pouvoir et au clergé», rappelle le professeur.

Autre exemple historique, l’art spolié à l’époque du nazisme. Des milliers d’œuvres considérées comme «dégénérées» ont été saisies par le Troisième Reich. Pas moins de 5’000 œuvres présentées au public en 1937 à Munich lors d’une grande exposition de propagande contre cet art «bolchevik» et «juif» ont ensuite été détruites. Selon Benno Widmer, chef du service de l’art spolié à l’Office fédéral de la culture, il s’agit là d’un «vol systématique sans précédent». Certaines œuvres d’art ont néanmoins échappé à la perte ou à la destruction: quelque 8’000 pièces spoliées — porcelaines, tapisseries, peintures, livres, mobiliers, monnaies, et même des armures — ont par exemple été retrouvées en 1984 dans un couvent de Mauerbach, en Autriche.

Ces destructions motivées par l’intolérance ne doivent en aucun cas être confondues avec l’utilisation artistique de la destruction. Ainsi, Nicolas Galley voit dans le geste de Baldessari une forme de rituel de purification par le feu:
«Plus que d’une destruction, nous devrions parler dans ce cas d’une transformation ou d’une altération artistique.» Comme il le souligne, les artistes conceptuels ne se préoccupent que peu de l’expression matérielle de leurs idées: seul compte le concept, en tant que clé du processus artistique.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (volume IV).