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Quand les détenus élèvent les poulets

A la prison de Witzwil (BE), les condamnés purgent leur peine en travaillant aux champs, avec des mesures de sécurité minimales. Son directeur défend un modèle basé sur la confiance, qui favorise la réinsertion.

Au premier abord, la perspective de rencontrer un détenu condamné à six ans de prison armé d’un couteau de boucher n’est pas faite pour rassurer. Le jeune homme avec qui nous avons rendez-vous pose rapidement son instrument de travail pour venir répondre aux questions avec bienveillance. Il faut dire qu’à la prison ouverte de Witzwil, dans le canton de Berne, seul le pantalon gris barré de rouge permet de distinguer les 184 détenus des 143 employés qui les encadrent. Ici, les prisonniers sèment, labourent, réparent les tracteurs et élèvent vaches, abeilles et cochons. Une tradition vieille de plus d’un siècle.

D’origine kosovare et âgé de 30 ans, l’apprenti charcutier a intégré l’établissement il y a un an, pour vol en bande: «J’ai beaucoup de chance d’être ici, dit-il. Auparavant, j’étais incarcéré en prison fermée, à Thorberg. Quand on est tout le temps enfermé, on a de la peine à envisager l’avenir.» Si tout se passe bien, ce carrossier de formation passera encore une année à Witzwil, avant d’obtenir une attestation en charcuterie et de pouvoir travailler à l’extérieur avec un bracelet électronique. En attendant, il a déjà la possibilité de passer un week-end toutes les six semaines dans sa famille, ce qui, dit-il, ne lui donne pourtant pas des idées d’évasion. «Mon but n’est pas de m’enfuir, mais de faire quelque chose de ma vie. J’aurai beaucoup d’opportunités professionnelles à ma sortie définitive de prison, en 2017. J’ai tiré un trait sur mon passé criminel.»

Pas de fouille au corps

Sous la pluie qui tombe dru, le directeur de l’établissement Hans-Rudolf Schwarz explique le concept Arbeitsagogik, mélange de travail et de pédagogie qui fonde la mission de ce pénitencier à ciel ouvert de 825 hectares, ce qui en fait la plus grande exploitation agricole de Suisse: «Ce n’est ni de la thérapie ni une remise de peine, mais la resocialisation des détenus par le biais du travail.» Lui-même fils de paysans, le fringant quinquagénaire a postulé il y a cinq ans pour prendre les rênes de l’établissement situé entre les lacs de Bienne et de Neuchâtel, après avoir dirigé une prison «classique» à Kriens, dans le canton de Lucerne: «On ne peut reconnaître les mérites de la prison ouverte que si l’on a connu le régime fermé.»

Pas de fouille au corps ni de passage sous le détecteur de métaux à l’entrée de l’établissement, une simple carte d’identité suffit pour pénétrer dans l’enceinte. Avant le portique, un petit chalet propose les denrées produites par les détenus, des pommes de terre aux jouets en passant par le schnaps, vendues à des coopératives ou directement aux particuliers. «Nous sommes ouverts la journée et fermés la nuit», résume le directeur. De 21h30 à 6 heures, les prisonniers sont enfermés dans leur cellule. Le réveil est plus matinal pour les boulangers et les détenus qui s’occupent du bétail.

Derrière l’image d’Epinal, tout n’est cependant pas si rose à Witzwil: de la drogue qui circule plus facilement qu’en milieu fermé; une vingtaine d’évasions en moyenne chaque année — «la majorité des cas concerne des détenus qui ne reviennent pas d’un congé», indique le directeur. Le principe veut que les détenus qui ont transgressé les règles soient envoyés dans une prison traditionnelle.

Hans-Rudolf Schwarz ne nie pas la réalité. «Evidemment, il y a moins de drogue et d’évasions en milieu fermé. Mais est-ce que les prisonniers seront aussi bien intégrés une fois remis en liberté? Je pourrais faire baisser ces chiffres, si je n’acceptais pas les toxicomanes dans mon établissement, comme certains le font.»

A Witzwil, plus de la moitié des prisonniers ont commis une infraction à la loi sur les stupéfiants et ont la possibilité de suivre un programme interne de méthadone. «Ils replongent parfois lors de leurs congés, en rencontrant quelqu’un du milieu de la drogue.» Par ailleurs, poursuit le directeur, «un criminel qui purge sa peine dans un établissement fermé comme Thorberg a jusqu’à 50% de probabilités de récidiver, contre 39% en moyenne chez nous.»

Pour lui, la question reste politique: «Est-ce qu’on veut plus de sécurité pendant ou après l’exécution des peines? Dans les milieux fermés, on concentre tous les criminels de toutes les nations du monde, une forme d’isolement social et de limitation de la responsabilité individuelle. C’est un formidable lieu d’apprentissage, mais dans le mauvais sens du terme!»

Pour maintenir les compétences sociales des détenus et faciliter leur retour à la vie civile, l’établissement bernois leur propose au contraire 26 types de métiers différents et des places d’apprentissage. Le tout à un coût moyen de détention moindre que dans les autres prisons suisses: une journée d’incarcération à Witzwil coûte 318 francs au contribuable, contre jusqu’à 650 francs en prison fermée.

«Contrairement à ce que l’on croit, le Code pénal privilégie le régime ouvert, et considère les établissements fermés en dernier recours», rappelle le directeur, qui se livre à un subtil numéro d’équilibriste, pris à partie par des membres de son propre parti, l’UDC, qui fustigent cette «oasis de bien-être» pour délinquants. Il ne se considère pas pour autant comme un utopiste et explique avoir entendu l’appel de la société à plus de fermeté et de répression: «La population accepte moins facilement les évasions de prisons ouvertes.» Là où se dressaient autrefois de simples haies ont été installées des barrières grillagées et caméras thermiques. Le centre est divisé en trois zones de sécurité, et les récalcitrants retournent à la case départ en cas de mauvais comportement.

Batterie de tests. Pour intégrer cette prison alternative, les détenus doivent présenter un risque minime d’évasion et de récidive. A leur admission, ils sont soumis à une batterie de tests, à michemin entre l’examen scolaire, le test de personnalité et l’entretien d’embauche. «Il n’y a pas de raison que les méthodes qui fonctionnent à l’extérieur ne marchent pas aussi ici», souligne Hans-Rudolf Schwarz, qui a précédemment dirigé l’Ecole suisse de Bogotá.

Parmi les détenus acceptés dans la prison suite aux tests, il y a ce Neuchâtelois de 39 ans, ingénieur de formation, qui s’est vu attribuer une tâche auprès des chevaux de l’établissement, encore utilisés pour la fenaison, le labour et l’entretien des chemins. Autrefois actif dans la finance, il a été condamné à six ans et demi de détention pour criminalité économique. «C’est le jour et la nuit par rapport au régime fermé: dès l’arrivée on a une vue ouverte, sur le paysage et les bâtiments, dit-il. Le travail avec les chevaux est apaisant, lorsqu’on se sent loin de sa famille et de ses amis.» A Witzwil, il dit avoir fait sienne la devise d’Alexandre Dumas: «A tous maux il est deux remèdes, le temps et le silence.»

De leur côté, les autorités cantonales et la direction de la prison ont décidé de sortir du silence il y a trois mois, en lançant une campagne de communication sur les mérites de la détention en régime ouvert. Une manière de répondre aux craintes de la population bernoise? «L’acceptation de Witzwil est réelle dans les villages alentour, assure Hans-Rudolf Schwarz. Les gens de la région apprécient notre pratique d’une agriculture traditionnelle et l’impact économique de notre établissement.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.