KAPITAL

De l’influence de la religion sur la finance

Vantés comme un antidote aux excès des hedge funds et des produits structurés, les préceptes religieux font un retour en force dans la finance.

La finance islamique se développe de manière quasi exponentielle depuis quelques années. Les actifs gérés conformément à la charia sont passés de 5 milliards de dollars environ à la fin des années 1980 à 1’200 milliards en 2011. Les experts prévoient qu’ils atteignent les 3’000 milliards d’ici à 2016.

On range communément cette finance alternative dans la catégorie de la finance éthique, avec la différence que les critères moraux mis en avant sont d’ordre religieux. Elle se caractérise par un risque partagé entre institutions financières et clients, par la proscription des investissements dans certains secteurs jugés impurs comme les armes, le porc, l’alcool, la pornographie et les jeux d’argent et de hasard. Elle se distingue surtout par son interdiction de l’intérêt (dit riba), une condamnation qu’elle partage d’ailleurs avec les autres grandes religions monothéistes, quoique à des degrés divers.

En réaction aux excès du droit romain où les dettes pouvaient se régler par l’esclavage des enfants d’un créancier décédé, l’Eglise catholique proscrit l’intérêt. Elle fonde sa condamnation sur une interprétation de l’Evangile de saint Luc qui dit: «Prêtez sans ne rien attendre en retour.»

De son côté, la religion juive autorise l’intérêt, mais sous réserve que cette pratique ne s’adresse qu’à des adeptes d’autres religions ainsi que le recommande l’Ancien Testament: «Tu pourras tirer un intérêt de l’étranger, mais tu n’en tireras point de ton frère.» D’où, au Moyen Age, l’essor de la finance juive en Europe.

Ce n’est qu’avec la Réforme, et en particulier grâce à la vision pragmatique de Jean Calvin qui publie en 1545 sa «Lettre sur l’usure», que les chrétiens vont se mettre à pratiquer le prêt avec intérêt. Cette concession va permettre une expansion sans précédent du système bancaire en terres protestantes, mais aussi de toute l’économie de ces pays. En France, c’est sous la Révolution de 1789 que la loi interdisant l’usure est abrogée. Enfin, le Vatican rend l’intérêt licite en 1913.

Rien de tel en terre d’islam, où une phrase du Coran dicte encore le droit: «Ceux qui bénéficient d’intérêts seront bannis, comme ceux que le démon a rendu fous.» Pour les musulmans, l’argent ne doit pas servir à faire de l’argent, mais à donner naissance à des projets concrets. La spéculation se retrouve ainsi largement bannie de ce type de finance. Pourtant, en raison de la colonisation, le système occidental a été largement adopté par le monde musulman. Ce n’est qu’à partir des années 1970, dans un effort de réislamisation de la société, que les principes de la charia ont ressurgi dans le domaine économique.

Economie réelle

Pour répondre aux différentes contraintes qu’implique le code moral des musulmans, l’ingénierie financière islamique a imaginé divers instruments comme les soukouks, qui sont des obligations adossées à des actifs. Les fonds recueillis auprès des investisseurs sont transférés vers une société dédiée, un fonds commun de créances, qui va se charger de réaliser les investissements et de recueillir les revenus de ces placements pour les transférer ensuite aux investisseurs.

Grâce à ces titres liant les transactions financières à des activités économiques tangibles, la finance islamique a témoigné d’une certaine robustesse lors de la crise de 2008. Ses adeptes l’ont même promue comme un antidote aux excès de la finance conventionnelle. «Si les banques avaient suivi les principes de la finance islamique, la crise du crédit n’aurait pas éclaté», assurait Waheed Qaiser, de Qatar Consulting, l’un des pionniers de la finance islamique en Europe lors d’une conférence sur le sujet à Genève. En effet, seul un nombre réduit d’établissements islamiques ont été durement touchés par la crise de 2008. Les mécanismes de la finance islamique étant davantage déterminés par l’économie réelle que par le secteur financier, ils évitent les effets de levier excessifs et la titrisation.

En dépit de ces restrictions, la finance islamique peut afficher des rendements équivalents voire supérieurs à la finance conventionnelle. «Les portefeuilles composés en accord avec la charia, sans produits structurés, ni CDO, ni hedge fund ont largement dépassé leurs cousins conventionnels ces dernières années», affirme John Sandwick, un consultant indépendant en finance islamique basé à Genève.

Les banquiers suisses proposent pourtant très peu de produits en accord avec la charia à leurs clients musulmans, à l’exception notable de la Banque Sarasin qui dispose d’un éventail relativement complet. John Sandwick analyse ces réticences helvétiques avec un brin de cynisme: «Les gens qui vendent des produits structurés tiennent à leurs bonus et à leurs commissions qui sont sans comparaison dans le secteur bancaire. On ne peut pas acheter une Audi TT avec la commission qu’on gagne en vendant juste une bonne vieille action.»

Si l’appât du gain peut entrer en compte, la question culturelle joue aussi certainement dans cette réserve en terres calvinistes. «Hier, l’égalité de traitement des clients s’opérait par la qualité des prestations offertes. Doit-elle dorénavant passer par la prise en compte des préférences ou des obligations religieuses des individus? Le risque d’image est important car le débat sur la place de l’islam dans la société reste toujours passionné en Occident», avance Michel Ruimy, professeur à l’ESC Europe à Paris.

Néanmoins, certaines places financières occidentales, comme celle de Londres, accueillent plusieurs établissements de finance islamique et mènent une réflexion dépassionnée sur le sujet. Qui plus est, des personnalités de renom comme Kenneth Rogoff, l’ancien économiste en chef du FMI, défendent le bien-fondé des principes de cette finance alternative: «Je ne prêche pas pour un retour au Moyen Age, quand le droit canon interdisait les prêts à intérêt. Cela dit, le pendule est visiblement allé trop loin dans l’autre sens. Ceux qui prétendent que l’interdiction de l’intérêt dans le système financier islamique génère des disparités devraient regarder les systèmes adoptés par les législateurs occidentaux au nom d’idées positivistes», écrivait-il dans une de ses communications l’an dernier.

Dans le monde chrétien, on admet que l’investissement socialement responsable bien qu’il s’en soit détaché découle de principes chrétiens. Le Pioneer Fund, premier fonds étiqueté comme socialement responsable, a ainsi été lancé en 1928 à l’instigation du Conseil fédéral des Eglises américaines. Sa politique d’investissement excluait les sociétés dont les activités étaient en relation avec l’alcool, le tabac et la pornographie. Aujourd’hui encore, les quakers et les méthodistes intègrent des considérations extra-financières dans leurs politiques d’investissement. Les cultures financières musulmanes et occidentales sont donc plus proches qu’on ne le croit.

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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine.