KAPITAL

Itinéraire d’un enfant gâté

Vêtus de chemises à fleurs exubérantes, le milliardaire genevois Jean «Johnny» Pigozzi s’est assuré une place au palmarès des hommes les mieux habillés de la planète de Vanity Fair. Portrait d’un personnage haut en couleurs.

Jean Pigozzi nous donne rendez-vous au café du Musée d’art moderne de la Ville de Paris avant sa visite de la collection de Michael Werner, puis change de plan à la dernière minute. Finalement, l’entretien se déroule quelques mètres plus loin chez Carette, un tea-room de la place du Trocadéro. «Quand j’étais enfant, ma grand-mère m’emmenait là pour m’offrir une glace. C’était un haut lieu du trafic de drogue. Les patronnes, deux vieilles dames, ne voyaient rien au manège», s’amuse-t-il à notre arrivée. Bondé de touristes américains réalisant leur parisian dream en croquant une tartelette au citron meringuée, le lieu a bien changé. «Mais à chaque fois que je passe dans le quartier, je m’y arrête, c’est un peu ma madeleine», raconte le fils d’Henri Pigozzi, fondateur de la marque automobile Simca. Plus qu’un souvenir, le salon de thé fait peut-être office d’ancrage pour cet homme de 60 ans, toujours en mouvement, qui possède des résidences dans le monde entier, dont un appartement en vieille ville de Genève. C’est aussi à Genève, au Port-Franc, qu’est entreposée sa fabuleuse collection d’art contemporain africain, la plus importante du genre au monde.

Milliardaire, grand collectionneur, grand mécène, grand voyageur, ami de tout ce que compte la planète de célèbre: Jean Pigozzi est une figure hyperbolique digne de Rabelais. Sa stature XXL, aujourd’hui à l’étroit dans ce café parisien encombré, renforce ce sentiment d’insatiable appétit et de jovialité. Un physique de colosse qui lui a valu une chiquenaude de cette chipie de Tom Ford. Alors qu’il se plaignait de ne rien trouver dans la boutique new-yorkaise du créateur de mode, la langue de vipère texane lui a rétorqué que «les personnes en surpoids ne sont pas les bienvenues dans ses magasins». C’est toujours bon à savoir.

Pigozzi a pris sa revanche récemment grâce au magazine Vanity Fair qui l’a élu parmi ses personnalités les mieux habillées de l’année. «La mention m’a fait plaisir parce que je ne porte jamais de costumes», nous glisse-t-il. De fait, son élégance est un pied de nez à l’orthodoxie maniaque promue par les arbitres du bon goût à la Tom Ford. Streetwear de jour, Pigozzi porte des polos et des baskets fluo. Le soir, on le croise fleuri de ses iconiques chemises à imprimés hawaïens, têtes de mort, pois, ou encore motifs figuratifs tels que des sushis. Un style que ce navigateur semble avoir emprunté à des éternels vacanciers comme Antoine ou Carlos, mais qu’il a sorti du marigot de la beauferie grâce à son sens de l’ironie.

«Depuis une vingtaine d’années, j’achète des tissus que je fais confectionner à Hong Kong. L’idée était de créer un uniforme de forme fixe, mais dont les couleurs et les motifs varient.» Snobé par les designers, il a lancé sa marque de vêtements, histoire d’être sûr de trouver de quoi se vêtir. Limoland s’adresse à ses pairs, les ROM, c’est-à-dire les rich old men, du moins ceux qui préfèrent la décontraction colorée à la rigueur de costumes marron ou bleu marine. La marque, disponible dans quelques boutiques comme Colette à Paris, ne s’embarrasse pas de faux-semblant et privilégie l’humour, à l’image de sa ligne de maillots de bain «Hedgefund», en imprimé symboles monétaires. Limoland collabore aussi avec d’autres marques comme le fabricant de jeans italien Replay, ce qui l’ouvre à une clientèle moins fortunée. Son logo rigolo de petit monstre bleu de l’espace s’inspire des figures du sculpteur tanzanien Georges Lilanga, l’un des artistes de la collection d’art africain de Pigozzi.

Vue par près d’un million de spectateurs à travers des expositions et des prêts à des institutions comme le Guggenheim ou la Tate Modern, cet ensemble exceptionnel a largement contribué à l’émergence du continent africain sur la carte de l’art actuel. «Je l’ai entamée après avoir visité l’exposition Les Magiciens de la Terre au Centre Pompidou à Paris en 1989. Auparavant, j’associais l’art africain à l’artisanat et aux arts premiers. J’ai découvert une facette inattendue et je me suis mis en contact avec le commissaire André Magnin, qui était responsable de la section africaine de cette exposition.» Ensemble, ils ont écumé le continent, sorti de l’anonymat quantités d’artistes et réuni des œuvres qui mêlent souvent techniques et sujets traditionnels à des influences contemporaines liées à la pop culture. Depuis quelques années, le collectionneur a changé d’ère géographique, s’intéressant désormais avec la même passion aux œuvres de jeunes artistes japonais.

Artiste lui-même, il capture tout ce qui traverse son champ de vision avec son appareil photo de poche. Y compris les journalistes qui l’interviewent, entre autres parce qu’ils possèdent les mêmes lunettes que lui. Cette pratique intensive de la photographie est une manière pour ce dyslexique de tenir son journal intime. Ses photos racontent une existence passée aux côtés des stars, à la manière d’un paparazzo embarqué, à la fois dans l’intimité, dans l’ombre et dans la lumière.

Un autre tycoon, le galeriste Larry Gagosian, présentait en 2010 quelques-uns de ses portraits, parmi lesquels cette scène frappante de la rencontre de deux bêtes féroces: Bill Gates nez à nez avec un requin naturalisé de Damien Hirst. C’est en travaillant dans la production de films à Hollywood, après des études d’art à Harvard, que Jean Pigozzi raconte avoir commencé à fréquenter du beau linge. Son entregent et sa fortune l’emmènent ensuite dans tous les cénacles: de l’atelier de Sol LeWitt à la Silicon Valley. Mais si d’ordinaire l’argent repaît et blase les enfants riches, il semble donner des ailes au Genevois.

Pas qu’un oisif décoré de jolies blondes, cette multinationale à lui tout seul s’éloigne souvent du circuit de la jet-set internationale. On le signale régulièrement au Panama notamment. Propriétaire depuis les années 1990 d’un îlot au large de ce pays d’Amérique centrale, il s’inquiétait des projets de développement du gouvernement de l’île voisine de Coiba. «Coiba abrite de nombreuses espèces animales et végétales endémiques. Elle est restée relativement inviolée du fait de son isolement, car elle a servi de prison pendant de nombreuses années. J’ai fait les démarches pour qu’elle entre au patrimoine mondial de l’Unesco, ce qui s’est avéré ardu. Il a fallu convaincre des autorités peu sensibles à la question écologique.» Afin de ne pas cadenasser à nouveau cet ancien bagne, il y a installé un centre de recherche océanographique de pointe, le Liquid Jungle Lab. Des scientifiques affluent désormais du monde entier dans ce centre high-tech pour étudier des phénomènes comme la mangrove.

En ces temps, où les riches sont épinglés pour leur mesquinerie et que leurs arrangements avec le fisc subissent la désapprobation de l’opinion publique, Jean Pigozzi le magnifique a quelque chose de réjouissant: il redonne du panache à sa caste de bienheureux. On le retrouve d’ailleurs ce mois-ci dans les colonnes de Vanity Fair, qui apparaît décidément comme son plus fidèle supporter, au rang des «hommes de pouvoir en place». Une forme de pouvoir gargantuesque et créative qui rit à pleine dent comme le petit monstre de Limoland.