Les grands groupes horlogers rachètent de plus en plus de fournisseurs. Ce qui garantit la pérennité des emplois mais fragilise le tissu des PME romandes. Enquête.
C’est un mouvement de fond qui s’accélère: les rachats de sous-traitants se multiplient dans le secteur horloger. En mars dernier, le groupe japonais Citizen annonçait le rachat du fabricant de mouvements La Joux-Perret, basé à La Chaux-de-Fonds. En avril, c’était au tour d’Hermès d’officialiser l’acquisition d’une autre PME neuchâteloise, le fabricant de cadrans Natéber. Quelques jours plus tôt, Swatch Group avait rendu public le rachat du fabricant jurassien de boîtiers de montres haut de gamme Simon & Membrez.
«Le rachat de sous-traitants permet d’intégrer une partie de la production et d’assurer ainsi l’approvisionnement en composants», explique Jean-Daniel Pasche, président de la Fédération horlogère suisse (FH). La consolidation en cours vise à répondre à une particularité du marché horloger, précise François Matile, secrétaire général de la Convention patronale horlogère: «En période de croissance, l’offre en composants peut devenir rare. Le meilleur moyen pour un groupe de sécuriser ses approvisionnements reste donc d’être le propriétaire de son fournisseur.»
La verticalisation permet également aux groupes de luxe de «mieux gérer la chaîne de sous-traitance, en réglant la question des délais», estime James Carter, spécialiste de l’horlogerie chez KPMG: «Ils ne peuvent pas obliger les sous-traitants externes à augmenter leurs capacités d’un tour de main, en cas d’augmentation de la demande.»
Dans un contexte de forte croissance des exportations — qui pourraient dépasser les 20 milliards de francs cette année, le phénomène de consolidation semble à présent avoir pris une ampleur inédite: «Nous assistons clairement à une nouvelle vague de rachats de fournisseurs», estime André Colard, qui a lancé avec son associé Olivier Saenger le salon EPHJ-EPMT-SMT, destiné aux professionnels de l’horlogerie et de la joaillerie. Cet ancien patron de sous-traitant y voit un effet de la concurrence accrue entre groupes: «Il suffit qu’une marque rachète un fournisseur pour que ses concurrents se sentent menacés et verrouillent à leur tour leur filière, afin de conserver leur autonomie et ne pas se retrouver démunis.»
En toile de fond, deux révolutions en gestation dans le paysage horloger suisse accélèrent cette course aux rachats. Pendant les dernières décennies, la plupart des marques se sont reposées sur Swatch Group et ses filiales ETA et Nivarox-FAR pour leur livrer les composants les plus stratégiques du secteur: les mouvements et les organes réglants de la montre mécanique (balancier et spiral). Ce temps semble sur le point d’être révolu: le groupe est parvenu à un préaccord avec la Commission de la concurrence pour réduire les composants fournis aux marques tierces. «Une décision de nature à renforcer le phénomène de rachats», estime René Weber, analyste à la banque Vontobel.
Le texte, mis en consultation, prévoit des coupes drastiques. Ainsi, entre 2014 et 2015, Swatch ne fournira plus que 70% de la quantité de mouvements mécaniques livrés en 2010, 50% les deux années suivantes et 30% par la suite. A noter que le groupe se réserve la possibilité de prolonger les contrats avec certains clients «loyaux» qui ont investi dans leur outil industriel, laissant supposer beaucoup de tractations en coulisse. «Swatch Group entend obliger ses concurrents à investir eux aussi dans les composants», confie un acteur du marché, qui souhaite préserver son anonymat.
Mais ce «coup de massue» risque de laisser sur le carreau beaucoup de marques indépendantes, laisse entendre notre interlocuteur: «Swatch Group avait déjà annoncé son intention de réduire les livraisons il y a 10 ans, mais personne n’avait vraiment pris cette menace au sérieux. Il sera extrêmement difficile de développer un outil industriel de remplacement en quelques années.» «Aujourd’hui, certaines marques cherchent à rattraper leur retard via des rachats de fournisseurs, souligne André Colard. Mais il y a encore très peu d’alternatives pour la production de mouvements, qui nécessite des investissements énormes.»
Rapatriement de composants asiatiques
Un autre bouleversement pointe à l’horizon du microcosme horloger: en mars, le Conseil national a accepté le projet «Swissness», qui requiert un taux de valeur suisse minimum de 60% pour les produits industriels. La nouvelle législation, qui doit encore être examinée par la chambre haute du Parlement, est le pré-requis pour le renforcement des exigences autour de l’obtention du «Swiss made».
Aujourd’hui, une montre peut arborer le précieux sésame si son mouvement est à 50% de valeur suisse et s’il est assemblé dans le pays. Mais la FH a d’ores et déjà annoncé qu’elle irait au-delà des exigences de la norme Swissness. Soutenue par la majorité de ses membres, l’organisation faîtière prévoit dans sa nouvelle ordonnance un seuil de valeur minimum à 80% pour les montres mécaniques. En ce qui concerne le mouvement, la FH entend «porter le critère de valeur suisse actuel de 50% à 60% au moins de la valeur de toutes les pièces constitutives».
«Le renforcement du Swiss made obligera le rapatriement d’une grande partie de la sous-traitance effectuée en Asie, notamment les boîtiers, les cadrans et les bracelets, prévient Eric Zuccatti, président de l’association de sous-traitants HorloExpo et patron de la firme Horotec à La Chaux-de-Fonds. Mais tout le monde est bien conscient que nous n’avons pas à l’heure actuelle la capacité de produire et d’assembler toutes les montres en Suisse.»
Pour les (nombreuses) marques qui fonctionnaient en acquérant leur mouvement en Suisse (auprès du Swatch Group) et le reste des composants en Asie, il s’agit là d’un bouleversement total. L’Union suisse des arts et métiers (USAM) s’oppose à une hausse à 80% du taux de valeur. Une nouvelle association, IG Swiss made, regroupe également les horlogers mécontents du projet de renforcement du label. Certains acteurs de la branche s’inquiètent d’un véritable «goulot d’étranglement».
Difficultés pour les indépendants
Le temps presse, et le rachat de fournisseurs constitue la réponse la plus rapide à la reconfiguration en cours du paysage horloger helvétique. Mais elle ne suffira pas: «Les investissements productifs sont également une manière de sécuriser l’approvisionnement», relève André Colard. Plus de 600 millions de francs devraient être injectés dans la branche cette année pour renforcer les capacités industrielles.
Les temps s’annoncent surtout rudes pour les marques indépendantes, parents pauvres de cette course au rachat des fournisseurs: «Auparavant, les acquisitions portaient essentiellement sur les fabricants de mouvements, rappelle Eric Zuccatti. Mais aujourd’hui, les groupes prennent des positions dans tous les secteurs annexes, comme les cadrans et les boîtes, qui sont de plus en plus verrouillés. Dans la nouvelle configuration du marché, il sera impossible aux petits acteurs de se transformer en manufacture à temps.»
Selon lui, les petites marques auront de plus en plus de mal à se fournir: «Un rachat crée souvent un blocage. Dans un premier temps, les commandes en cours des clients externes sont honorées. Par la suite, cela devient incertain…» Pour des raisons de confidentialité de leurs projets, les marques indépendantes peuvent également décider de leur propre chef de ne plus faire appel à un fournisseur appartenant à un groupe concurrent.
Au final, le sous-traitant craint que cette consolidation nuise à la diversité dans la branche. Après une décennie de concentration progressive, le responsable observe une standardisation accrue: «On vend à présent un tourbillon sous cinq formules différentes, mais le fond reste le même.» Or, les acteurs indépendants de la sous-traitance sont de puissants relais de l’innovation horlogère, sur lesquels comptent toutes les marques: «Les groupes verticalisent leur production, mais jamais à 100%, souligne André Colard. Pour les fournisseurs indépendants, être innovant est tout simplement une question de survie, ce dont profitent les groupes.»
Des groupes qui éprouvent parfois du mal à intégrer les sous-traitants rachetés, souligne James Carter, de KPMG: «La culture d’entreprise d’une grande maison active dans le luxe est très différente de celle d’une PME de sous-traitance. L’intégration est rendue complexe par des systèmes de gestion assez différents.»
Pour échapper à l’emprise croissante des grands acteurs de la branche, certains fournisseurs tentent de se diversifier sur d’autres secteurs que l’horlogerie: «Via la microtechnique, il existe des synergies très fortes entre l’horlogerie et les technologies médicales, note André Colard. La diversification leur permet d’avoir un horizon un peu plus stable.» Par ce biais, les fournisseurs évitent d’être actifs sur un seul secteur. Et encore moins de dépendre d’un client dominant — qui, une fois l’offre de rachat sur la table, aura toutes les armes en main pour négocier en position de force.
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Un secteur à l’ombre des marques
«Dans la vie, personne ne fait rien tout seul, même les grandes marques». Si les grandes signatures de l’horlogerie n’aiment guère s’étendre sur leur dépendance à des sous-traitants pour la livraison de composants-clés, «il ne faut jamais oublier toutes les compétences associées pour aboutir à ce concentré high-tech que représente la montre», rappelle André Colard, du salon professionnel EPHJ-EPMT-SMT.
Difficile de trouver des chiffres précis sur un secteur très discret, opérant historiquement dans l’ombre des grandes maisons: «Le statut de sous-traitant n’est pas bien défini, explique François Matile, de la Convention patronale horlogère. Selon nos estimations, on peut classer environ 300 entreprises dans cette catégorie en Suisse. Mais certains parlent de 3’000 fournisseurs, en comptant le service traiteur et de nettoyage des groupes!»
Pour Eric Zuccatti, président de l’association de sous-traitants HorloExpo, les fournisseurs offrent aux horlogers un «effet de soupape» en cas de difficultés sur les marchés: «Dans ce cas, les commandes sont rapidement décalées voire interrompues.» Le décalage entre hausse et baisse de la conjoncture peut être éprouvant pour les sous-traitants, constate André Colard: «Lorsque le marché est à la hausse, les marques commandent souvent plus que ce dont elles ont besoin, afin de pouvoir réagir très rapidement.» La chute n’en est que plus brutale en cas de baisse des ventes.
Face aux risques de surinvestissement en période d’euphorie, Eric Zuccatti observe «une certaine réticence à réinvestir et à embaucher à nouveau massivement». Malgré le retour d’une croissance à deux chiffres, les fournisseurs se montrent ainsi «plus prudents que sur la période 2003-2008».
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Rachats en série
Avril 2012: Hermès rachète son fournisseur de cadrans Natéber.
Avril 2012: Swatch Group rachète Simon & Membrez et prend le contrôle de Termiboîtes.
Mars 2012: Citizen reprend la holding Prothor, qui comprend notamment le fabricant de mouvements La Joux-Perret.
Novembre 2011: Le groupe LVMH reprend le fabricant de cadrans ArteCad.
Septembre 2011: Ulysse Nardin acquiert l’entreprise locloise Donzé Cadrans, spécialisée dans l’émaillage de cadrans.
Septembre 2011: Hermès prend une participation de 32,5% dans le fabricant de boîtiers de montres haut de gamme Joseph Erard.
Juillet 2011: Le groupe de luxe PPR (Gucci) prend possession du fabricant de mouvements Sowind Manufacture, dans le cadre du rachat de Sowind Group (Girard-Perregaux, JeanRichard).
Juillet 2011: Louis Vuitton (groupe LVMH) rachète le développeur et concepteur de mouvements haut de gamme La Fabrique du Temps.
Mars 2011: Hublot (groupe LVMH) rachète Profusion, qui lui fournissait des pièces et composants en fibre de carbone.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.