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Le nouveau souffle des bars fumeurs

L’ouverture d’un cercle d’amateurs de cigares à Genève pourrait lancer un mouvement en Suisse romande. D’autant que la votation du 23 septembre sur la fumée passive n’aura aucune influence.

L’endroit s’appelle Speakeasy. Ce cercle d’amateurs de cigares vient d’ouvrir au cœur de la Vieille-Ville de Genève. Sa particularité? On peut s’y réunir pour fumer, tout en consommant des boissons. Une première dans le canton après l’adoption de la loi genevoise sur l’interdiction de fumer (LIF) et l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur la protection contre le tabagisme passif en 2010. L’offre est tout de même soumise à conditions: cercle privé, le Speakeasy n’accepte que les détenteurs d’une carte de membre. Pour l’obtenir, ils doivent débourser 450 francs de cotisation annuelle et leur candidature doit être acceptée par les trois fondateurs du cercle: l’animatrice télé Ana Markovic ainsi que ses associés Patrick Abegg et Josue Moreno.

La jeune femme, grande amatrice de cigares depuis un voyage en République dominicaine en 2008, se réjouit: «Grâce au bouche à oreille, plus de 90 demandes d’adhésion au cercle nous sont parvenues en un mois, pour un numerus clausus de 150 membres.»

Le succès de ce premier cercle soulève la question: va-t-il engendrer l’ouverture d’autres établissements où la fumée est tolérée? «J’espère bien que non et que ces cercles ne vont pas devenir des lieux de commerce déguisés, soupire Jacques-André Romand, médecin cantonal genevois. La législation étant complexe, de nombreux patrons hésitent toutefois à entrer en matière.»

Jean Barth, président du comité d’initiative Fumée passive et santé, n’est pas inquiet: «Une telle situation ne se développera pas dans les cantons qui ont adopté une législation plus dure que la loi fédérale, ce qui est le cas de Genève. Dans la mesure où la définition d’un cercle est restreinte, cela ne pourra pas se généraliser.»

Les cercles privés sont soumis à la loi fédérale pour la protection contre le tabagisme passif, non à la loi cantonale. En demandant l’accord des autorités, un local privé peut, selon la loi fédérale, devenir fumeur s’il possède une évacuation de la fumée aux normes, mesure moins de 80 m2 et n’emploie pas de personnel (les fondateurs ou les membres font le service).

Ana Markovic confirme: «Le Speakeasy jouit d’un statut juridique d’association sans but lucratif. Il ne dispose pas d’une patente pour l’exploitation d’un bar et n’emploie pas de serveurs.» Aussi, la jeune associée ne craint pas la votation du 23 septembre. «L’initiative contre la fumée passive touche les lieux fermés accessibles au public ainsi que les espaces de travail. Or, notre club n’entre dans aucune de ces catégories.» Laurent Terlinchamp, président de la Société des cafetiers, restaurateurs et hôteliers de Genève, ne voit pas d’un mauvais oeil l’arrivée de cercles privés. «Nous avons lutté afin d’avoir des dérogations pour l’ouverture de ces lieux, sous une réglementation stricte. Et si cela permet de satisfaire une partie de la clientèle, je suis ravi que cela existe.» L’ouverture du Speakeasy démontre qu’avec un réseau étendu et un bon avocat, un cercle peut se constituer efficacement moyennant quelques contraintes administratives.

A Bâle, des bars fumeurs se sont déjà organisés de la sorte grâce à l’association Fümoar, qui a réussi à contourner l’interdiction. En exploitant des failles juridiques, elle a permis à 20% des bars de la ville de rester fumeurs. L’organisation compte 120’000 membres, ainsi que 180 bistrots où les clients sont autorisés à fumer, sur les 850 établissements de Bâle-Ville. Les cartes de membre sont vendues directement à l’entrée et stipulent que le membre renonce à la protection contre le tabagisme passif.

Thierry P. Julliard, avocat de l’association Fümoar, pense que d’autres lieux fumeurs pourraient voir le jour, à Genève également, «si les cafetiers sont débrouilles et se constituent en associations sérieuses, qui procèdent à des contrôles des cartes de membre». Toutefois, l’avenir des établissements qui se déclarent des «lieux d’accès privé» reste incertain sous cette forme à Bâle: «La pratique de ces cercles a été considérée comme illégale par le Gouvernement bâlois qui a entrepris des démarches pour y mettre un terme», dit Simone Buchmann, de l’Office fédéral de la santé publique. En attendant, on fume tranquillement dans les bars.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.