KAPITAL

L’horloger qui invente dans le secteur médical

Luc Tissot, héritier de l’illustre famille horlogère, diversifie depuis quarante ans les activités de sa PME locloise. Son dernier coup: une lentille révolutionnaire de dépistage du glaucome.

«Regardez cette carte du Locle. La famille Tissot est à l’origine de deux fleurons industriels de la ville: la marque horlogère d’une part, mais aussi le géant pharmaceutique Johnson & Johnson, qui a repris les activités d’une société que j’ai fondée il y a trente ans.»

Aujourd’hui, Luc Tissot rêve d’ajouter un troisième legs de sa dynastie à la cité. Le Neuchâtelois entend révolutionner le diagnostic du glaucome, deuxième cause de cécité au monde après la cataracte (lire l’encadré ci-dessou): «La société Tissot Medical Research, que j’ai lancée en octobre 2010, est en train de développer une lentille permettant de mesurer la pression intraoculaire en continu sur 24 heures.»

Le dépistage est crucial dans le traitement du glaucome, lié à une tension oculaire excessive: si la pathologie est détectée à un stade précoce, la prise de médication permet de ne pas devenir totalement aveugle. A l’heure actuelle, le diagnostic est principalement établi dans le cabinet de l’ophtalmologue, au moyen de la «tonométrie à aplanation»: «En amenant un petit instrument de mesure au contact de la cornée, il est possible de déterminer la pression intraoculaire», explique Anne-Caroline Bessero, neuro-ophtalmologue à Sion.

Problème: les examens sont ponctuels, alors que la pression peut augmenter en dehors des heures de consultation, la nuit et le matin. «En cas de doute, il existe désormais la possibilité d’une autoévaluation à domicile, voire d’une hospitalisation pour des mesures de la pression toutes les deux à trois heures durant la nuit», poursuit la spécialiste. Mais les contraintes sont importantes dans les deux cas: frais élevés de l’hospitalisation et manque de fiabilité en cas d’autoévaluation. La lentille intelligente de dépistage conçue par Tissot Medical Research devrait permettre de lever ces obstacles.

Fabriquée dans une «salle blanche» du parc technologique Neode à La-Chaux-de-Fonds, elle est munie d’un capteur de tension qui fonctionne selon un principe simple: «Lorsque la paupière est fermée, le capteur exerce une pression sur la cornée et l’œil produit une contre-pression, explique Luc Tissot. Le résultat de ces deux forces, c’est la pression intraoculaire.» Comme le souligne Anne-Caroline Bessero, le but de l’examen de tonométrie n’est «pas seulement de diagnostiquer le glaucome, mais également de déterminer le traitement adéquat au profil de tension, spécifique à chaque personne» – d’où l’importance d’un dépistage fiable.

Sur un marché mondial de l’ophtalmologie pesant quelque 22 milliards de francs, dont 12% pour le glaucome, le potentiel de la lentille de contact de dépistage est considérable. Et la concurrence s’annonce rude, car Tissot Medical Research n’est pas le seul acteur à s’intéresser de près à ce marché, y compris en Suisse, où Sensimed a également développé une lentille oculaire de dépistage du glaucome, mais qui rapporte électroniquement les fluctuations de la pression. «Des études cliniques sont attendues afin de valider plus précisément leurs résultats, indique Anne-Caroline Bessero. La recherche se poursuit dans les centres spécialisés pour le glaucome.»

La course est donc lancée. Luc Tissot compte sur une commercialisation de sa lentille d’ici un à deux ans, après avoir lui aussi procédé aux essais cliniques: «Il est très important d’obtenir le soutien des key opinion leaders du domaine.» Autre point d’interrogation: les lentilles seront-elles remboursées par l’assurance-maladie? «C’est un long processus, il faut prouver que notre produit est efficace et permet de réaliser des économies à terme. Mais nous avons déjà obtenu la norme ISO 13 485 pour les sociétés médicales.»

Dans cette phase de développement, souligne Luc Tissot, c’est avant tout la qualité des contacts internationaux qui compte – un réseau qui est d’ailleurs à l’origine de son entrée sur le marché du glaucome: «J’avais déjà investi dans un fabricant de lentilles de contact médicales, la société britannique Ultravision. C’est son responsable technique qui m’a permis de rencontrer Ahmed Elsheikh, chercheur de l’Université de Dundee et inventeur de la lentille à pression intraoculaire. Cet expert en génie civil a appliqué à la cornée les équations de la construction des dômes!»

Grâce au carnet d’adresses de son fondateur, l’entreprise peut compter sur un financement de 4 millions de francs, levé auprès d’investisseurs anglais, suisses, néerlandais et sud-africains. «Nous prévoyons d’employer environ 40 personnes d’ici à 2014», précise Luc Tissot, dont l’épouse neurologue gère le développement médical de la société.

Les compétences des horlogers

Le coup de génie du dernier héritier Tissot tient surtout à sa volonté de recycler les compétences en microtechnique de la région du Locle sur d’autres secteurs d’activités que l’horlogerie: «J’emploie encore aujourd’hui pour le glaucome le même outilleur qu’au temps du lancement de ma première structure dans le médical, il y a près de quarante ans. C’est un véritable artiste, qui a été formé dans l’horlogerie.» Par ailleurs, c’est son associé de longue date, l’ingénieur Jean-Jacques Desaules, issu lui aussi de la manufacture horlogère, qui «rend aujourd’hui possible la fabrication de cet instrument miniature».

Cette ferme volonté de diversifier le tissu industriel régional remonte aux années 1970 et à la crise qui a alors durement frappé le secteur horloger: «J’ai dirigé l’usine Tissot jusqu’à sa reprise par Swatch dans les tourments de l’époque. J’étais très préoccupé par les licenciements massifs d’un personnel ayant de grandes compétences microtechniques. Beaucoup ont été rejetés sans profiter de ce savoir-faire. Comme leur valeur s’exprimait surtout en tant qu’équipe, il fallait les faire migrer ensemble.»

A la recherche d’un nouveau débouché, l’ex-horloger parvient à ses fins en 1977, grâce à un accord avec Roche qui lui commande la fabrication de pacemakers. «Nous avons simplement changé d’étage et de secteur! Nous avions le client, mais pas encore le produit, c’est toujours mieux que l’inverse…» Les compétences en microtechnique d’un noyau dur d’ingénieurs horlogers permettent à la nouvelle société, baptisée Precimed, de produire rapidement les pacemakers commandés. Ce qui conduira à terme à la création de quelque 200 emplois dans une région sinistrée par la crise horlogère.

Pour asseoir la migration des ingénieurs horlogers en microtechnique vers de nouveaux secteurs comme le médical, Luc Tissot lance en 1979 la Fondation Tissot pour la promotion économique. Le plus grand coup d’éclat de cet incubateur remonte aux années 1980, avec la conception au Locle de la première valve programmable pour le traitement de l’hydrocéphalie, une maladie neurologique: la valve «Hakim», de la société Medos. «Salomon Hakim était un neurochirurgien colombien qui avait entendu parler de la fondation et m’a proposé de tirer parti du savoir-faire local pour développer son invention.»

L’entreprise, rachetée au début des années 1990 par le géant pharmaceutique américain Johnson & Johnson, aboutira à l’installation au Locle de ce poids lourd mondial, qui y emploie aujourd’hui un millier d’employés. Grâce aux réseaux de sa fondation et aux compétences de son terroir, Luc Tissot espère à présent faire de Tissot Medical Research un acteur local digne de l’usine horlogère qui porte son nom, située juste en face, sur les hauteurs du Locle. Car l’héritier persiste à prolonger le slogan de la marque de ses aïeux: «Innovateurs par tradition.»
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Une pathologie en progression

Indolore mais irréversible, le glaucome touche 3% des plus de 50 ans et 10% des plus de 70 ans à travers le monde. D’ici 2020, cette affection devrait concerner quelque 80 millions de personnes. La pathologie résulte d’une hypertonie de l’œil qui détruit le nerf optique. «En Europe, le glaucome est en progression en raison du vieillissement de la population, souligne Anne-Caroline Bessero, neuro-ophtalmologue à Sion. Les patients et les acteurs de la santé sont également de plus en plus vigilants: en Suisse, une campagne de sensibilisation et de dépistage est organisée chaque année.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine