Le garagiste neuchâtelois Vincent Crescia fait revivre le mythe de la Citroën DS, dont certains modèles valent une fortune. Parmi ses derniers clients figure le prince de Bahreïn. Portrait d’un passionné.
La Citroën DS de fonction de l’ancien Président français Valéry Giscard d’Estaing est suspendue dans les airs. Sous le véhicule, quelques mécaniciens et carrossiers s’affairent autour des modèles d’époque qui occupent le garage. Le noir frais et éclatant de la carrosserie de la voiture présidentielle, à laquelle il manque encore les roues, scintille au dessus des têtes. «C’est une commande du prince de Bahreïn, un grand collectionneur d’automobiles», précise Vincent Crescia, propriétaire du Garage du Lac de Saint-Blaise.
Sous les auspices du mécanicien de 43 ans, la paisible bourgade neuchâteloise s’est muée en Mecque de la mythique «Déesse». Du monde entier, on s’y presse pour faire restaurer des exemplaires du prestigieux modèle.
La DS du prince de Bahreïn sera livrée comme neuve à l’automne, après une restauration représentant quelque 1’400 heures de travail, soit un an et demi pour remonter le véhicule pièce par pièce. «Il a par exemple fallu retrouver les enjoliveurs d’origine, rares et onéreux.» Du reste, le monarque aurait en principe dû attendre un peu plus longtemps avant de voir son désir exaucé, car le carnet de commandes de Vincent Crescia est rempli pour les trois prochaines années: «Mais c’est tout de même un client un peu spécial, alors il est passé prioritaire. Il m’a simplement dit qu’il voulait le top.»
Et le top, il l’aura: le garagiste de Saint-Blaise est le spécialiste mondial de la DS. Ses services affichent un prix en conséquence: jusqu’à 200’000 francs suisses (166’000 euros) pour une restauration totale du véhicule.
Vincent Crescia a d’ailleurs restauré la DS la plus chère du monde. Lors de la vente aux enchères de la maison britannique Bonham’s au salon Rétromobile 2009 à Paris, un cabriolet DS 23 passé entre les mains du Neuchâtelois a trouvé preneur pour près de 350’000 euros, soit le double de son prix d’estimation. A l’origine, le modèle était sorti en 1973 de l’atelier d’Henri Chapron, la référence absolue de Vincent Crescia: «Ce carrossier était tombé amoureux de la DS, qu’il transformait en modèles très haut de gamme dans son atelier en région parisienne. A la demande de Citroën, il a créé le cabriolet DS de série dit «Usine». Ses créations sont devenues des pièces de collection très rares et recherchées, comme le modèle Le Léman, dont je possède un exemplaire.»
Héritage paternel
A la manière d’Henri Chapron en son temps, Vincent Crescia s’est lui aussi lancé dans la restauration par amour de la DS. Une passion héritée de son père, aujourd’hui décédé, qui lui a remis les clés du Garage du Lac: «Il travaillait comme mécanicien chez Lancia à Rome, lorsqu’il a lu en 1955 l’annonce du lancement de la DS, dans un journal automobile. Il en est immédiatement tombé amoureux et a décidé de partir en France pour travailler chez Citroën.» En 1965, le mécanicien arrive en Suisse, où il reprendra le garage de St-Blaise quinze ans plus tard comme concessionnaire Citroën.
«A 6 ans, j’avais déjà le nez dans une DS, se rappelle Vincent Crescia. Il faut être né dans cet univers pour pouvoir comprendre toutes les subtilités de cette voiture.» Produite entre 1955 et 1975, cette grande routière était un symbole de réussite et de prestige lors des Trente Glorieuses: «Tous les notables en voulaient une, même en Italie. Elle était en avance sur son temps.» Difficile en effet de résumer en quelques mots toutes les innovations que cette voiture a apportées au secteur automobile: suspension hydropneumatique offrant un confort de route imbattable, direction assistée, boîtes séquentielles, phares multidirectionnels, par la suite injection électronique… «Son succès vient du mélange entre technologie française et design italien, même si Citroën a voulu cacher qu’elle avait été dessinée par un Transalpin, Flaminio Bertoni!»
Adoptée par les présidents de la République qui appréciaient son confort (on raconte que l’excellente tenue de route de la DS sauva la vie du Général de Gaulle lors de l’attentat du Petit-Clamart), élevée au rang de mythe contemporain par le philosophe français Roland Barthes, qui la décrit comme «un nouveau Nautilus», la DS mérite tout simplement le «Prix Nobel de l’automobile» aux yeux de Vincent Crescia: «C’est une œuvre d’art, elle ne ressemble à aucune autre voiture. Elle est immortelle et indémodable: les couleurs éclatantes que l’on trouve très chic aujourd’hui sur les Mini, on les voyait déjà sur les DS vert pomme ou orange à l’époque.»
Le garagiste cite de tête la date marquant la fin de la production des DS, le 24 avril 1975: «Citroën en a tout de même sorties plus d’un million trois cents mille exemplaires de ses usines. Mais avec toutes leurs options et leurs pièces sur mesure, les DS ont fini par coûter plus cher qu’elles ne rapportaient.»
«On m’a traité de fou»
Il y a cinq ans, Vincent Crescia a décidé de renoncer à la concession Citroën du Garage du Lac, pour se consacrer uniquement à la restauration de DS, de Citroën SM ainsi que de Lancia: «A l’époque, on m’a traité de fou. Les gens pensaient que je ne pourrais jamais vivre de la restauration. Même mon père était sceptique quant à la viabilité de cette activité. Quand j’ai commencé à restaurer des DS il y a 25 ans, je ne pensais pas que j’aurais un jour autant de succès. Mais je n’aime pas faire la même chose que les autres!»
Via des concours d’élégance et des rallyes, Vincent Crescia se fait progressivement un nom dans le métier et parvient à remettre au goût du jour la DS. Le déclic survient lorsqu’il créé un musée dédié à la DS et aux carrosseries Chapron au Garage du Lac en 2001: «Cette initiative a suscité un large écho à travers le monde, lorsque les journalistes ont vu mes 23 Citroën DS spéciales alignées.» Sous la griffe de Vincent Crescia, la DS redevient divine: «J’ai créé le marché de la restauration de cette automobile. En 25 ans, j’ai œuvré à ramener la DS de l’étable à l’hôtel cinq étoiles.»
Devenu le spécialiste incontesté du modèle, le garagiste peut désormais se permettre de sélectionner ses clients. Au prix d’un labeur de tous les instants: «On ne peut pas s’improviser restaurateur de la DS, car il n’y a pas plus compliqué à remettre à neuf que cette voiture, un concentré de technologie constitué de centaines de pièces vissées. Même pour refaire la peinture, il faut la démonter entièrement! Et si vous essayez de la remonter, bon courage pour éviter les bruits d’air ou les mauvais alignements. Une restauration réussie dure plus d’une année, il ne suffit pas de changer quelques bougies, il faut reconstruire une voiture entière.»
C’est en 2009 que Vincent Crescia a réalisé son chantier le plus important, représentant quelque 15’000 heures de travail: «Un client français nous a demandé de reconstruire la troisième SM présidentielle, celle de Pompidou. Nous l’avons recréée à l’identique, en coupant et rallongeant une SM de série de Chapron.»
Caprices
Avec son équipe de sept personnes, Vincent Crescia réalise en moyenne trois grosses restaurations par an, pour un chiffre d’affaires compris entre 4 et 8 millions de francs. Les clients sont aussi exigeants que le restaurateur: «A mes débuts, il m’arrivait de recevoir un coup de fil à cinq heures de l’après-midi d’un client qui avait repéré une DS à vendre et me demandait de le rejoindre tout de suite au fin fond de l’Espagne ou des Etats-Unis, tous frais payés. Quand j’avais 30 ans, c’était excitant, aujourd’hui un peu moins.»
Et leurs demandes sont parfois surprenantes — comme celle de ce client fortuné qui voulait adapter la banquette afin d’aménager un espace pour son chien, le tout recouvert du même cuir que le siège d’origine, un gadget à 4’000 francs. D’autres clients souhaitent faire vernir le châssis comme la carrosserie, ou garder toutes les pièces d’origine, même si les vitres sont rayées. Mais certaines limites doivent être respectées: «Si l’on me demandait de refaire les poignées en or, je refuserais. C’est mon expertise, il faut apprendre à dire non et ne pas se laisser donner des ordres. Heureusement, la vaste majorité de mes clients sont des passionnés qui comprennent bien les intransigeances liées à la restauration d’une DS de collection.»
Avec une cote en hausse, la plus-value d’une restauration de DS peut rapporter gros: «Un des mes clients vient de revendre sa DS 23 à injection électronique restaurée pour 187’000 euros. Je lui ai permis de gagner 55’000 francs, c’est mieux que de placer son argent à la banque!»
Et les prix devraient continuer à grimper: «Qui sait, peut-être que d’ici 20 à 30 ans, une DS Chapron restaurée par Crescia atteindra le million. Le problème, c’est que certains croient pouvoir acheter une DS à 6’000 francs, mettre un coup de peinture et réaliser un gain important. Comme vous vous en doutez, c’est bien plus compliqué que ça.»
Malgré cette popularité croissante, Vincent Crescia ne veut pas agrandir son garage ni ouvrir de succursales: «On ne peut pas faire de la production dans le métier de la restauration. Il faut consacrer beaucoup de temps par véhicule et chaque DS démontée prend la place de trois voitures.» C’est tout le contraire: le garagiste évoque la retraite. «Il faudra bien que j’arrête un jour. C’est le plus beau métier du monde, mais ça use beaucoup. Je suis fatigué!» Et il n’y aura pas de succession: «J’ai trois filles, mais le métier demande trop de sacrifices. D’ailleurs, mes clients me disent déjà que le Garage du Lac sans Vincent Crescia, ce ne sera plus la même chose.»
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TEMOIGNAGES
«Nous roulons uniquement en DS»
«Ma passion pour la DS a commencé il y a 30 ans. Etant architecte de formation, c’est surtout son design qui m’a séduit. Au début, ma femme était réticente, aujourd’hui elle est encore plus passionnée que moi!» Pour le conservateur des monuments historiques à l’Etat de Fribourg Claude Castella et son épouse, nul besoin de voiture contemporaine. Deux DS leur suffisent: «Nous avons acquis une berline noire pour 5’000 francs en 1988, et un break bleu pour 9’000 francs en 2000. Elles portent leur âge surtout au bruit et à la consommation. Pour le reste, elles sont très modernes.» Si le premier modèle sert surtout à la conduite en ville, le second est dédié aux voyages: «Nous pouvons même y dormir, lorsque nous mettons un matelas à l’arrière», précise le passionné de 59 ans, joint sur la route des vacances. En DS, évidemment.
«Louis de Funès m’a transmis la passion de la DS»
Jeune formateur d’adultes à Genève, Stéphane Moëne est fasciné par la DS depuis son enfance: «J’ai été inspiré par Louis de Funès, qui était au volant d’une DS dans «Rabbi Jacob» et «Fantomas». Son profil futuriste, avec les ailes arrières couvrant les roues, me fascinait.» Dès l’âge de 7 ans, le passionné s’abonne à un magazine Citroën, et il reçoit sa première DS à sa majorité, en 2002: une ID 19 vert mélèze, suivie trois ans plus tard d’une DSuper vert argenté, toutes deux pour 13’000 francs. «La suspension se lève quand on démarre, c’est un vrai rituel. Au départ, je les utilisais toute la belle saison, mais avec les bouchons à Genève, c’est devenu difficile.»
«La DS avait 20 ans d’avance»
Membre du Citroën Club Romand, Pierre-André Wyss possède deux DS: un modèle 21 bleu à injection depuis 1985, et une 23 brun scarabée depuis cinq ans. «J’ai investi pour remettre à niveau la première, et je dois encore m’occuper de la seconde.» C’est le côté avant-gardiste de la voiture qui a séduit l’enseignant de 54 ans, résidant à Cudrefin (VD): «Ce modèle a marqué plusieurs générations, il avait 20 ans d’avance. Les solutions techniques sont exceptionnelles, avec la suspension hydropneumatique, la direction assistée et l’assistance au freinage. En plus, il y a le confort, l’esthétique, le mythe.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.