LATITUDES

L’univers après le Higgs

Le CERN a enfin observé le boson de Higgs, dont l’existence avait été prédite il y a cinquante ans pour expliquer, notamment, la masse des particules. Décryptage d’un exploit historique.

Le boson de Higgs, c’est ce qui donne aux particules leur masse. Plus précisément, leur masse d’inertie, qui quantifie la résistance qu’elles exercent lorsqu’on essaie de les accélérer. L’analogie la plus simple? Les Higgs sont comme les gens dans une foule qui s’agglutinent autour d’une star. En l’empêchant d’avancer rapidement, ils lui donnent une masse. Une personnalité moins connue est plus «légère», car elle attire moins de gens et avance plus facilement.

A quoi sert un boson?

A comprendre l’univers. Il ne faut attendre aucune application directe de la découverte du CERN. Mais «la recherche fondamentale fait toujours avancer les sciences appliquées et l’ingénierie, argumente Günther Dissertori, physicien à l’EPFZ. La construction du LHC (l’accélérateur de particules, ndlr) a poussé l’industrie à ses limites.» Les conséquences peuvent être inattendues: on rappellera que c’est au CERN que le World Wide Web a été inventé.

Est-ce vraiment le Higgs qui a été observé?

On va dire que oui — comme le directeur du CERN Rolf-Dieter Heuer, qui lâchait lors de la présentation des résultats le 4 juillet: «Pour les profanes, je pense que oui, nous l’avons.» Sur le plan scientifique, la situation est bien entendu plus complexe: les chercheurs ont découvert une particule qui ressemble furieusement à un boson de Higgs, mais des analyses supplémentaires seront nécessaires pour se convaincre qu’il s’agit bien de lui. «C’est comme si vous reconnaissiez de loin l’un de vos amis qui a un frère jumeau, expliquait Rolf-Dieter Heuer. Pour les distinguer, vous devrez vous en rapprocher. Nous devrons faire la même chose pour cette nouvelle particule.» Le LHC va donc continuer à tourner pour permettre des analyses plus fines.

Les résultats annoncés sont en tout cas particulièrement solides, car la nouvelle particule a été observée par deux détecteurs distincts (Atlas et CMS) qui opèrent de manière différente par le biais d’équipes indépendantes. En particulier, les estimations de la masse de la nouvelle particule trouvées par les deux équipes concurrentes sont très proches: 126,5 et 125,3 GeV (la masse des particules est toujours donnée en unités d’énergie, d’après la célèbre équation d’Einstein E = mc2.)

Comment détecter un boson de Higgs?

L’idée est simple: prenez deux protons, accélérez-les à 99,999999% de la vitesse de la lumière et lancez-les l’un sur l’autre. Avec un peu de chance, ils se collisionnent et se désintègrent en se transformant successivement en une pluie d’autres particules. Un an (et un million de milliard de collisions) plus tard, bingo! Vous découvrez dans un certain nombre de chocs une cascade de particules qui correspondent exactement à celle prédites par les théoriciens il y a des dizaines d’années.

Champagne? Pas si vite! Il faut d’abord s’assurer qu’il ne s’agit pas de hasard, car même si le Higgs n’existait pas, la nature aurait tout de même généré la même séquence environ 1000 fois simplement par accident. Heureusement, votre nombre d’observations (1100) est suffisamment plus grand et dépasse le standard des «5 sigmas» (soit moins d’une chance sur 3 500 000 que vos résultats soient compatibles avec un univers sans Higgs). Félicitations: vous avez officiellement observé une nouvelle particule qui ressemble au boson de Higgs. Vous n’avez plus qu’à réserver votre billet d’avion pour Stockholm…

Higgs observé, mission accomplie. Faut-il fermer le CERN?

Bien sûr que non. Il faut finir le travail et confirmer qu’il s’agit bien du Higgs. Surtout, les physiciens du CERN ont encore d’autres mystères tout aussi fondamentaux à élucider.

D’abord, pourquoi l’univers a préféré la matière à l’antimatière? Ces deux sœurs jumelles sont nées lors du big bang sous une forme parfaitement symétrique et interchangeable. Or, elles se sont différenciées un milliardième de milliardième de seconde plus tard, ce qui a permis à la matière de s’imposer et, ainsi, l’émergence des étoiles et des planètes. Les physiciens ne comprennent pas très bien l’origine de cette différenciation originelle. Second problème: la «matière sombre» qui compose apparemment 85% de l’univers, mais sans que personne sache de quoi elle est faite.

«Le Higgs était la dernière particule prédite par le “modèle standard” de la physique qu’il restait encore à observer, explique Günther Dissertori, de l’EPFZ. Mais ce modèle ne décrit pas toute la réalité. Il fait certainement partie d’une théorie plus grande qu’il nous faut encore explorer.»

L’enthousiasme pour le CERN pourrait-il fléchir?

Pour assurer le financement du LHC, traquer le Higgs a été présenté comme une quête ultime promettant de percer les secrets de l’univers — il s’agissait, après tout, de trouver la «particule de Dieu», relayaient la plupart des journalistes reconnaissants pour une hyperbole aussi emphatique. Avec leur annonce du 4 juillet, les physiciens ont montré qu’ils savaient ce qu’ils faisaient et qu’ils n’ont pas dépensé nos milliards pour rien. Mais maintenant que la chasse a été fructueuse, l’enthousiasme pourrait se tarir.

«Je n’ai pas cette crainte, indique Dieter Imboden, président du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Les hommes politiques aiment être du côté des gagnants. L’enthousiasme pourrait même augmenter et profiter à d’autres grands projets de recherche fondamentale, notamment en astronomie.»

Reste le problème posé par les finances catastrophiques des pays touchés par la crise financière. La Grèce avait bravement payé sa contribution en 2011, mais négocie désormais pour réduire sa participation en 2012.

Pourquoi ce surnom de «particule de Dieu»?

C’est avec le livre «The God Particle: If the Universe Is the Answer, What Is the Question?», paru en 1993, que le Prix Nobel Leon Lederman lance l’expression «particule de Dieu». Elle est désormais utilisée presque aussi souvent que le «boson de Higgs» — pour la plus grande irritation de nombreux physiciens, empruntés devant cette référence étonnante au Tout-Puissant. Mais le nom officiel de boson de Higgs gêne le physicien britannique Peter Higgs, qui souligne qu’il ne fut pas le seul à proposer ce concept en 1964.

N’aurait-il pas été mieux de ne pas trouver le Higgs?

«Mon cauchemar, et je ne suis pas le seul à l’avoir, est que le LHC découvre le Higgs mais rien d’autre», disait le Prix Nobel Steven Weinberg dans Science. En effet: la découverte du CERN confirme le modèle standard des particules, mais n’aide guère à colmater les trous qu’il contient. En particulier, l’observation du Higgs met des bâtons dans les roues de la supersymétrie, une théorie dans laquelle de nombreux physiciens placent leur espoir mais dont les preuves continuent à échapper aux chercheurs.

«Je suis très heureux que nous ayons observé cette nouvelle particule, commente Günther Dissertori, mais il est vrai que si tout devait parfaitement se confirmer, nous risquerions un jour d’avoir de la peine à imaginer comment encore avancer. J’espère que les prochaines expériences nous réserveront quelques surprises et nous indiqueront des nouvelles pistes.»

C’est un peu la rançon du succès: découvrir exactement ce que l’on cherche peut paraître plus ennuyeux que se tromper lourdement. On peut de toute façon se réjouir des derniers événements, car ne pas réussir à découvrir de Higgs aurait représenté une vraie catastrophe pour l’image du CERN — et pour celle de la physique en général.

La plus grande découverte en physique du siècle?

Il faut espérer que non. Sinon le reste du siècle risque d’être bien ennuyeux. Mais le succès du CERN reste impressionnant. «Le plus important pour moi, c’est la collaboration, ajoute Günther Dissertori. Le CERN a réussi à fédérer pendant des années des milliers de chercheurs autour d’un projet commun. C’est vraiment remarquable.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.