TECHNOPHILE

La Suisse, refuge des parias d’internet

Le pays fait figure de havre de paix numérique pour les sites de téléchargement pirates ou censurés. Mais comme en fiscalité, son culte de la sphère privée risque de lui attirer les foudres de l’étranger.

«Aujourd’hui, pour quelqu’un qui veut installer un serveur pour du téléchargement de musique piratée ou des données sensibles, il n’y a guère que le Venezuela qui offre une tranquillité pareille!» Pour Sébastien Fanti, avocat valaisan spécialisé dans les nouvelles technologies, cela ne fait guère de doute: la Suisse figure parmi les Etats les moins intrusifs de la planète en matière de libertés sur internet. Au point, prévient le spécialiste, que le pays risque de finir sur la «liste noire des paradis numériques», si la situation ne change pas.

En cause notamment: l’article 19a de la Loi fédérale sur le droit d’auteur, qui autorise «l’utilisation d’une œuvre divulguée à des fins personnelles ou dans un cercle de personnes étroitement liées, tels des parents ou des amis». En clair, la Loi suisse sur les droits d’auteur autorise le téléchargement de toutes sortes de données numériques, mais pas leur mise à disposition. «Par ailleurs, il n’existe pas de loi sur la responsabilité pénale des hébergeurs, complète Daniel Rappo, professeur à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud. Sont-ils responsables du contenu publié? Il y a un flou juridique.»

Un vide dans lequel se sont engouffrés les persécutés de la toile, faisant de la Suisse une terre d’asile du web, alors que ses voisins durcissaient leur législation numérique, comme l’illustre la loi Hadopi en France. Dès décembre 2010, un site suisse a figuré parmi les premiers à reprendre tout le contenu de WikiLeaks, après que les autorités américaines ont entrepris de le désactiver. C’est également à la suite d’une interdiction aux Etats-Unis que le site satirique «trash» Encyclopedia Dramatica a trouvé refuge sur une adresse suisse en avril 2011.

Dernier cas de figure: la fermeture en janvier du site de téléchargement en ligne Megaupload et l’arrestation de son fondateur Kim Dotcom en Nouvelle-Zélande ont conduit à une augmentation considérable du trafic sur un site suisse de partage de contenus, RapidShare, basé dans le canton de Zoug. «RapidShare est protégé par la législation suisse, car il ne propose pas l’échange de produits frauduleux, mais du stockage de contenu en ligne, relève Anne-Dominique Salamin de Cyberlearn (centre e-learning de la HES-SO). Mais assez rapidement, il peut y avoir des dérives vers du téléchargement de musique ou de vidéos piratées.»

Derrière cette permissivité, existe-t-il une volonté délibérée de la part des autorités suisses de laisser le plus de champs possible aux internautes? «Pas du tout, estime la responsable. La Suisse est tout simplement en retard au niveau législatif, car elle a tardivement empoigné le débat sur l’informatique et les libertés individuelles.» Comme le souligne Daniel Rappo, «l’adoption et l’application d’une nouvelle loi sur la surveillance des internautes coûtent cher en temps et en argent.»

Mais ce manque de réactivité pourrait coûter encore plus cher à la Suisse à terme, estime Sébastien Fanti: «Un site comme RapidShare est très clairement dans l’illégalité, mais personne ne bouge. Aujourd’hui, la première industrie d’exportation des Etats-Unis est le divertissement. Ils vont donc mettre une forte pression sur les législations trop laxistes sur le piratage à leurs yeux.» Face à cette menace qui pointe à l’horizon, l’avocat critique l’aveuglement des politiciens suisses: «Ils n’ont aucune connaissance du dossier, et manquent totalement d’anticipation. Google n’a pas été cité au parlement depuis trois ans.»

Comment éviter un nouveau conflit avec les Etats-Unis, cette fois sur internet, après les controverses autour du secret bancaire et des fonds en déshérence? «Je ne pense pas que la Suisse soit prête à adopter une loi du type Hadopi, estime Anne-Dominique Salamin. La protection de la sphère privée est très importante, et elle commence dès que l’on rentre chez soi.» Même constat chez Daniel Rappo: «Le fédéralisme suisse laisse beaucoup d’autonomie à l’individu. L’identification permanente de l’internaute ferait trop penser à Big Brother.»

«A mon avis, la réponse à apporter n’est pas législative mais économique, via un nouveau business model qui légalise le téléchargement, juge Anne-Dominique Salamin. Une bonne partie des utilisateurs de Mega-upload étaient prêts à payer pour avoir rapidement accès à des séries ou des films.» Sébastien Fanti propose de son côté un «impôt libératoire pour le droit d’auteur sur internet», qui se rapproche des accords Rubik en matière fiscale: «Cela pourrait être une taxe de 10 francs par mois sur l’utilisation d’internet.»

Avec sa législation souple, la Suisse «constitue un terrain fertile à l’expérimentation de nouveaux modèles économiques», relève Daniel Rappo. Le pays pourrait passer du statut de camp de réfugiés du net à celui d’incubateur d’idées. Mais pour cela, il faut encore attendre que l’état d’esprit change chez les décideurs politiques: comme le souligne Anne-Dominique Salamin, «le fond du problème, c’est que les lois sont faites par une génération de profanes pour les utilisateurs de la génération 2.0».

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 3).