CULTURE

La nostalgie du cliché raté

La mode est au rétro, y compris en photo. Faux polaroïds et prises de vue sépia remplissent les magazines de mode et les albums des jeunes urbains. D’où vient cette envie d’images retouchées?

Jaunie, les coins noircis, la photo évoque un toast grillé. C’est pourtant un iPhone tout neuf qui l’a générée. L’application Instagram permet de retoucher ses clichés. Entrée de lumière, halo de flou, couleur sépia, coupe au carré: une fois ces effets appliqués, les images ressemblent à de vieux polaroïds ratés.

Le paradoxe est frappant: l’imagerie approximative d’antan connaît un énorme succès, à l’heure même où les appareils photo n’ont jamais été aussi précis et performants. Facebook n’a pas hésité à débourser 1milliard de dollars pour s’offrir lnstagram, la petite start-up de 13 employés. Moins de deux ans après son lancement, l’application a déjà attiré près de 30 millions d’utilisateurs, qui chaque jour vieillissent artificiellement et partagent plus de 5 millions de clichés. Son concurrent Hipstamatic, qui simule les prises de vue de vieux appareils en plastique, revendique 4 millions de téléchargements.

«Ces applications font appel aux codes visuels de nos anciens albums de famille, analyse le photographe Mathieu Bernard-Raymond, qui enseigne à l’Ecole supérieure d’arts appliqués de Vevey. Leurs photos renvoient au côté rassurant de l’enfance et des grands-parents. Elles évoquent aussi le sentiment d’insouciance et de liberté des années 1970.» En somme, il suffit d’un clic pour que n’importe quelle image gagne en valeur sentimentale et nostalgique.

En toile de fond, ce mouvement s’appuie sur la démocratisation des appareils numériques et des smartphones, poursuit Mathieu Bernard-Raymond: «A l’époque de la pellicule, chaque photo était comptée. Aujourd’hui, tout le monde a accès à des appareils haute définition, avec un nombre illimité de clichés à disposition. Du coup, les gens se mettent à expérimenter, notamment avec des effets visuels. La pratique s’est vraiment décomplexée.» Pierre Fantys, professeur à l’ECAL/Haute école d’art et de design Lausanne et directeur de l’Ecole romande d’arts et communication (Eracom), observe également l’arrivée en force de logiciels de traitement d’image conçus pour «ramener de l’âme» aux clichés digitaux: «En rendant les images floues et en utilisant des effets imprécis, les gens essaient en quelque sorte d’intégrer de la poésie et du lyrisme dans leurs photos.»

Le pouvoir du flou

L’art contemporain, terrain d’expérimentation, s’est aventuré dans l’imprécision bien avant l’apparition des filtres vieillissants – et en a déduit certaines leçons. Le photographe allemand Thomas Ruff a produit des grands tirages d’images hautement compressées au format jpeg. Vues de loin, ces photos semblent normales. Or, au fur et à mesure que le spectateur s’en rapproche, elles se transforment en amas de pixels méconnaissables. Une fois devant, il ne remarque plus que les approximations de l’algorithme de compression. Dans une autre série datant de 2003, Thomas Ruff exploite le potentiel de transformation du flou. Son sujet: la pornographie sur internet, caractérisée par des gros plans impersonnels, à l’éclairage quasi clinique. L’artiste montre comment le simple fait de rendre floues ces images peut changer leur sens; les faire évoquer davantage un rêve, un fantasme, qu’une orgie en haute définition.

Dans un registre plus élégant, Hiroshi Sugimoto, photographe japonais connu pour son extrême méticulosité technique, a capturé des images floues d’emblèmes de l’architecture moderne, des œuvres de Peter Zumthor, Le Corbusier ou encore Luis Barragán. «Ici le flou apporte une information supplémentaire, estime Pierre Fantys. Il nous fait découvrir la ligne générale du bâtiment. Le détail peut parfois parasiter la vision.»

L’idée est en réalité très ancienne. Au XIXe siècle, Eugène Delacroix, illustre peintre français et représentant majeur de l’école du romantisme, emploie des photographies de femmes nues comme modèles préparatoires pour ses dessins et ses tableaux. En 1859, irrité par la précision des clichés commerciaux de l’époque, il écrit dans son journal: «Les photographies qui saisissent davantage sont celles où l’imperfection même du procédé laisse certaines lacunes, certains repos pour l’œil.» Il demande alors à son photographe d’accentuer le flou des tirages, une manière de stimuler son imagination. Une fois sur la toile, les femmes apparaissent drapées et ornées de divers accessoires.

Au début du XXe siècle, le concept incarne même un courant esthétique appelé «pictorialisme». En 1888, l’industriel américain George Eastman dévoile le tout premier appareil photo à pellicule destiné au grand public, sous la marque Kodak (une entreprise aujourd’hui au bord de la faillite). Son slogan: You press the button, we do the rest. Cette vague de démoc­ratisation pousse les professionnels à vouloir se démarquer des amateurs, et à donner à leur photographie le statut d’œuvre d’art, au même titre que la peinture. «Les pictorialistes se sont mis à manipuler leurs négatifs, explique Pierre Fantys. Ils faisaient appel à toutes sortes d’effets vaporeux.» Leur marque de fabrique: des contours flous et les tonalités estompées, non sans rappeler l’esthétique d’Instagram. Ils int­roduisent des encres de couleurs autres que le noir et blanc. Certains illuminés donnent même des coups de pinceau à leurs clichés. Tous s’accordent sur une idée: une photo doit transmettre une émotion plutôt qu’une reproduction fidèle de la réalité.

Cette imperfection volontaire disparaît dès les années 1920, époque où l’esthétique industrielle s’impose dans l’art et l’architecture. La photo­g­raphie se tourne alors vers la quête de l’objectivité et de la perfection technique. «Les artistes de cette période recherchent des images à caractère documentaire, dénuées d’expressivité», explique le professeur de l’Ecal. Un mouvement prend racine à Düsseldorf en Allemagne, où Bernd et Hilla Becher enseignent la photo­g­raphie. Le couple se fait connaître pour ses captures d’installations industrielles, toutes similaires, neutres, cataloguées selon un rituel rigoureux. «Cette prétendue objectivité est une imposture totale, conteste Pierre Fantys. Ce n’est qu’une signature. L’objectivité n’existe pas en photographie. Une prise de vue, aussi nette soit-elle, implique des choix comme le cadrage et l’instant précis. Il s’agit toujours d’une distorsion, puisqu’on projette sur un papier ou un écran des objets réels en trois dimensions.» Avec leurs clichés éloignés de la réalité, les adeptes d’Instagram semblent bien l’avoir assimilé.

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Photo, reflet d’une réalité brute?

Dans les années 1970, l’artiste japonais Hiroshi Sugimoto s’intéresse à l’hypothèse culturelle selon laquelle la photographie témoigne toujours d’une vérité. Il présente alors des clichés d’animaux empaillés pris dans des musées d’histoire naturelle. A première vue, le spectateur est piégé: il croit qu’il s’agit d’animaux vivants. Or, lorsqu’il regarde l’image avec attention, il se rend compte du leurre: les bêtes se trouvent trop proches de l’objectif, l’image est trop détaillée. Typiquement, les photos animalières sont capturées de loin et, contrairement à ces œuvres, possèdent un fond flou.

Les artistes zurichois Taiyo Onorato et Nico Krebs questionnent eux aussi l’idée du réalisme en photographie. (Sur leur site web, la page donnant leurs coordonnées comporte une image de deux jeunes employés de commerce en costume. S’agit-il vraiment d’eux?) En 2009, les photographes publient un livre comportant des images de la campagne américaine prises lors de différents road-trips. L’ouvrage mélange des photographies construites et des montages avec des clichés laissés intacts. «La présence des photos manipulées induit le spectateur à se demander si les autres ne sont pas elles aussi truquées, explique Nico Krebs. Cela le pousse à questionner la réalité.»

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 3).