Plus de 7000 expatriés grecs vivent en Suisse. Parmi eux, des professeurs d’université, des politiciens et des écrivains. Que pensent-ils des remous que traverse leur pays?
«Je suis très inquiet.» A l’image de Yannis Papadopoulos, professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne (Unil), les Grecs installés en Suisse ne cachent pas leur préoccupation quant à la situation de leur pays d’origine. Depuis 2009 et la révélation de déficits budgétaires plus élevés que prévu, la Grèce fait face à une crise économique majeure qui s’est encore aggravée en 2011.
«Je suis arrivé en Suisse en 1972, juste après mes études de médecine à l’Université d’Athènes, se souvient le professeur Leonidas Zografos, chirurgien ophtalmologue à l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin à Lausanne. Aujourd’hui encore, je continue à entretenir des relations régulières et privilégiées avec mon pays d’origine. La situation actuelle est très préoccupante. Ma vision sur la crise n’est ni celle des Suisses, ni celle des Grecs sur place. Pour moi, elle ne se résume pas à des chiffres économiques, parce que je connais des personnes qui vivent là-bas. Leurs problèmes sont concrets. La vision des Suisses sur la Grèce est souvent caricaturale: avant c’était le pays des vacances, maintenant c’est celui de la crise. Mais c’est bien plus complexe que cela.»
Face à la situation dramatique que connaît leur pays, les quelque 7000 expatriés installés en Suisse s’avouent particulièrement touchés par la situation de leurs compatriotes — même lorsqu’ils y résident depuis plusieurs dizaines d’années. «Je suis venu en Suisse en 1977 afin de poursuivre mes études et je ne suis jamais reparti, raconte le professeur Yannis Papadopoulos. Mais même si j’ai passé toute ma vie d’adulte ici, je me sens concerné par le sort de la Grèce. J’y retourne pour mes vacances ou pour des activités scientifiques et j’ai des échos, d’ailleurs assez divergents, de mes connaissances là-bas sur la situation actuelle.»
Preuve de son attachement au pays de ses origines maternelles, l’écrivaine vaudoise Isabelle Guisan vient de publier un livre, Les enfants de l’euro, qui trace le portrait d’une quinzaine de jeunes habitant une Grèce multiculturelle. «L’idée de cet ouvrage m’est venue de l’insécurité croissante qu’on ressent dans le pays. L’un des problèmes ressentis par la population est la petite criminalité engendrée, notamment, par l’afflux massif d’immigrés extra-européens sur la frontière turco-grecque. Cette réalité a complètement bouleversé le pays ces dernières années, mais l’Europe n’est pas solidaire pour autant sur cette problématique de la Grèce dont elle connaît mal la complexité contemporaine en raison de la barrière linguistique et de sa position géographique.»
Mais plus que l’immigration massive, c’est la fiscalité que Christine Lagarde a choisi de pointer du doigt comme mal principal de la Grèce. «Les Grecs devraient commencer par s’entraider collectivement», a estimé la directrice du Fonds monétaire international (FMI) dans une interview au quotidien britannique The Guardian, et ce en «payant tous leurs impôts». Si ces propos ont choqué en Grèce, la réaction de ceux qui vivent en Suisse est contrastée. «J’ai un avis sans doute assez dur sur la Grèce, ne cache pas Isabelle Guisan. Les Grecs se positionnent volontiers en victimes, en rejetant la responsabilité de leurs maux sur l’Etat, la classe politique et aujourd’hui la troïka. Je peine à comprendre l’immobilité de leur mentalité et que, à tous les niveaux de la société, payer des impôts, par exemple, ne soit pas une évidence.»
Un avis loin d’être partagé par Josef Zisyadis, membre du parti d’extrême gauche POP: «Il faudrait que Mme Lagarde paie des impôts avant de parler, tonne l’ancien conseiller national. Depuis plusieurs années, le FMI a mis volontairement en place une politique de paupérisation de la Grèce. Il faut que cela cesse. Donner des leçons comme le fait Mme Lagarde est injustement stigmatisant et caricatural. De nombreux Grecs, comme les salariés, les fonctionnaires ou les retraités sont obligés de payer leurs impôts, car leurs prélèvements se font à la source. Ceux qui se soustraient aux taxes sont plutôt de profession libérale, tels les avocats, les commerçants, les médecins, sans oublier les Grecs fortunés.»
Selon l’ONG Transparency International, 12 milliards d’euros d’impôts échapperaient au fisc chaque année, soit 30% de la richesse nationale. Une partie de cette manne atterrit dans les coffres suisses où les Grecs avaient placé 24,2 milliards de francs en 2009, dont seulement 200 millions (1%) seraient déclarés, selon une étude du courtier Helvea. «La diaspora basée en Suisse renvoie de l’argent en Grèce sous forme de solidarité familiale», confie Yannis Papadopoulos. Mais il n’y a aucune chance que ces fonds servent à régler la dette du pays. Pour résoudre le problème, Grèce et Suisse discutent actuellement d’un nouvel accord fiscal.
Mais davantage que les Grecs qui flouent le fisc, le professeur Yannis Papadopoulos pointe du doigt l’Etat qui ne parvient pas à se faire payer: «La crise grecque est avant tout politique. Elle a été générée par les deux partis qui dirigent la Grèce en alternance depuis la fin de la dictature militaire en 1974. Ils ont mis en place un système clientéliste qui a défendu leurs protégés et les groupes corporatistes proches d’eux ont bénéficié de mesures protectionnistes. L’état des finances publiques a été largement affecté par cela, sans parler des injustices sociales liées à un tel système.»
Ainsi, les armateurs grecs qui assurent 15% du tonnage de la planète avec leurs 3000 navires, ne paient pas d’impôts. La Constitution hellénique les exempte de toute taxe directe ou indirecte, afin qu’ils ne soient pas tentés d’aller voir ailleurs. En ces temps difficiles, ce paradis fiscal intérieur fait polémique. Pour bénéficier des deux plans de sauvetage proposés par l’Union européenne et le FMI pour quelque 240 milliards d’euros, la Grèce a dû accepter d’engager des réformes d’austérité drastique pour tenter d’assainir ses finances.
«Je ne crois pas que les recettes d’austérité, sans aucun moteur de croissance, étaient bonnes, dit Yannis Papadopoulos. D’autant que ceux qui en pâtissent sont souvent des personnes qui ne sont pas responsables de la crise. Par exemple des retraités ou des salariés ont vu leur rémunération baisser de manière importante, alors qu’ils ne peuvent pas se soustraire à l’impôt. Il faudrait mettre en place un système qui offre un filet social aux outsiders tout en faisant endosser les coûts de la crise aux insiders qui ont pendant longtemps bénéficié d’une situation de rente. Mais ceci a un coût politique car les partis sont très liés à ces derniers.»
Par ailleurs, les familles d’armateurs grecs Latsis et Niarchos, qui vivent partiellement en Suisse et figurent au palmarès Forbes des plus grandes fortunes mondiales (avec respectivement 5,3 et 2,5 milliards de dollars), auraient déjà prévenu qu’elles déplaceront le siège de leurs sociétés aux îles Caïmans, à Chypre, à Malte ou ailleurs si le gouvernement décidait de les imposer. De quoi susciter un certain pessimisme: «Je ne vois pas de solution immédiate pour la Grèce, regrette Yannis Papadopoulos. Sans doute les politiciens pourraient renégocier à la marge certaines des conditions draconiennes imposées à la Grèce, mais cela ne les dispense pas de tenir un langage de vérité à la population, tout en veillant à une plus juste répartition des coûts de la crise.»
Dans ce contexte, les élections législatives qui se tiendront en Grèce le 17 juin s’avèrent être un enjeu crucial: «Si la droite, aidée par la gauche, remporte les élections, nous allons repartir vers une politique d’austérité, estime Josef Zisyadis. En revanche, si le chef de file du parti grec d’extrême gauche Syriza, Alexis Tsipras, l’emporte, tout sera possible. Il pourra faire annuler la dette, dans une solution à l’islandaise.»
Plus mesuré, Leonidas Zografos espère simplement que «la sagesse va l’emporter et non les positions extrémistes, de droite comme de gauche, très dangereuses» et que «les dirigeants vont comprendre qu’il faut relancer l’économie, construire des infrastructures et préserver les plus démunis».
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.