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Dans les coulisses de Wikipédia

Le succès de Wikipédia est dû aux internautes passionnés qui inlassablement rédigent, corrigent, complètent. Un travail minutieux qui tourne parfois à la guerre de tranchées.

Vingt millions de dollars donnés par un million de personnes. La dernière collecte de fonds lancée par Wikipédia s’est achevée le 3 janvier dernier par un record.

«L’encyclopédie Wikipédia est devenue un outil indispensable, commente Frédéric Schütz, porteparole de Wikimedia Suisse et responsable de la campagne de don du pays. Les gens l’ont compris et cela les incite à donner afin que l’aventure continue.»
Cinquième site le plus visité au monde, Wikipédia est un géant à part dans la galaxie internet. Si les quatre premiers (Google, Yahoo!, YouTube et Facebook) se financent grâce à la publicité, l’encyclopédie participative reste indépendante. Elle est financée à 85% par les dons de particuliers, le reste provenant de fondations. «Si l’on recourait à la publicité, les articles risqueraient d’être moins crédibles et la plupart des contributeurs arrêteraient de participer», estime Frédéric Schütz. Bref, ce serait la fin. Car Wikipédia n’emploie qu’une centaine de salariés et l’ensemble du travail est fait par des internautes bénévoles passionnés: les contributeurs.

Mais qui donc sont ces bénévoles qui consacrent leur temps libre à la rédaction de fiches encyclopédiques? «J’ai commencé à écrire des pages Wikipédia en 2005, raconte Fanny Schertzer, une juriste vaudoise de 31 ans. A l’époque, je ne connaissais pas bien cette encyclopédie, mais le principe participatif me plaisait. J’ai débuté en traduisant une fiche de l’anglais vers le français. Puis, je me suis mise à rédiger sur mes propres sujets.» Wikipédia compte actuellement plus de 100’000 contributeurs actifs. L’encyclopédie s’inscrit dans un courant coopératif basé sur les principes du logiciel libre et du «copyleft», qui s’oppose au copyright en encourageant la libre diffusion d’une oeuvre ainsi que sa modification. «Il y a dix ans, personne n’aurait imaginé qu’une encyclopédie devienne l’un des sites les plus visité au monde, commente Frédéric Schütz. Cette réussite, Wikipédia la doit à ses contributeurs.»

Beaucoup de jeunes, peu de femmes

Selon une étude menée par l’observatoire français Marsouin auprès de 16’000 internautes, les contributeurs (au nombre de 3200) sont plutôt jeunes: un tiers sont âgés de 20 à 30 ans et un quart ont moins de 20 ans. «La gratification provient souvent du plaisir de voir leur travail lu par des dizaines de milliers de personnes», explique Frédéric Schütz. Ces dernières années, néanmoins, le nombre de contributeurs tend à diminuer. «Le nombre d’articles est devenu très important. Les gens ne voient plus ce qu’ils peuvent ajouter, explique Rémi Mathis, président de Wikimedia France et auteur de nombreux articles sur l’histoire du XVIIe siècle. Par ailleurs, plus une communauté est grande et plus il est difficile d’y entrer.» Afin de contenir cette érosion des bénévoles, Wikimedia suisse tente d’opérer un rapprochement avec le monde académique ainsi qu’auprès des aînés.

Les femmes ne représentent que 20% des contributeurs. «Il existe peut-être un facteur culturel qui fait que les femmes sont moins encouragées à se mettre en avant, avance Fanny Schertzer. Personnellement, ce qui me motive c’est le partage, le plaisir de rendre service.» Un plaisir qui a un coût: «Lorsque l’on commence à contribuer à Wikipédia, on n’en sort plus. C’est une véritable maladie. En moyenne, je consacre près de dix heures par semaine à Wikipédia. Mais ça peut augmenter rapidement quand, par exemple, je traite une actualité sportive.»

Etonnamment, de nombreux contributeurs n’écrivent pas sur leur domaine d’expertise. «J’aimerais bien écrire davantage sur les sciences, sourit Frédéric Schütz, mathématicien de formation. Mais je n’ai pas envie de rapporter du travail à la maison. Sur Wikipédia, je contribue principalement aux articles traitant de la politique suisse. Pas besoin d’être expert, tout le monde peut participer. Les experts sont bien entendu les bienvenus, mais même quelqu’un qui n’a pas fini sa scolarité peut rédiger, compléter ou corriger des articles. A condition de rester neutre.»

Ce principe, qui fait de Wikipédia une encyclopédie sans savant, ne risque-t-elle pas de conduire à des articles truffés d’erreurs? «La plupart des fautes recensées ne sont pas la conséquence d’erreurs factuelles, mais le résultat d’actes de vandalisme», note Rémi Mathis, de Wikimedia. Pour les éviter, un programme automatique scanne les textes et bloque les modifications qui contiennent des mots grossiers. Peu d’actes de vandalisme passent ce premier filtre. Et ceux qui y parviennent ne durent pas longtemps: 50% des vandalismes sont supprimés en cinq minutes et 90% dans les 24 heures. «Ceux qui restent se trouvent dans des sujets peu suivis par les internautes. Plus un article est consulté, moins il contiendra d’erreurs. Et réciproquement.»

Wikipédia contre Britannica

«Je ne prétends pas que tout est parfait, mais aucune source ne l’est, «Lorsque l’on commence à contribuer à Wikipédia, on n’en sort plus. C’est une véritable maladie.» poursuit Frédéric Schütz. Empiriquement, Wikipédia fonctionne bien parce que les contributeurs sont bons.» Selon une comparaison parue dans la revue scientifique «Nature», Wikipédia ne comporterait pas plus d’erreurs que les encyclopédies traditionnelles. Une impression confirmée fin 2011, par une autre étude publiée dans «Psychological Medicine» qui a comparé les articles traitant de pathologies psychologiques sur Wikipédia, ainsi que sur 14 autres sources. Résultat: «La qualité de l’information sur Wikipédia est généralement aussi bonne, sinon meilleure, que celle des sites web, de l’Encyclopaedia Britannica et d’un manuel de psychiatrie », écrivent les auteurs.

Comment une telle qualité est-elle possible? «Les travaux qui n’ont pas été publiés dans un média sérieux sont interdits, explique Rémi Mathis. Tout ce qui est rapporté doit reposer sur une source extérieure et pertinente. Ensuite, toutes créations de pages ou modifications passent par le filtre des autres contributeurs. Si l’un d’entre eux estime qu’une modification ou une page n’est pas nécessaire, il peut la supprimer.»

Si les pages de Wikipédia sont de qualité, les guerres entre les auteurscontributeurs sont légions et publiques. Pour les découvrir, il suffit de cliquer sur l’onglet «discussion» et se plonger dans les arcanes de Wikipédia, là où s’écharpent libéraux et gauchistes, partisans et opposants au nucléaire, pro-palestiniens et pro-israéliens. «Les débats entre contributeurs sont parfois tendus, admet Fanny Schertzer. Quand deux auteurs ne sont pas d’accord, cela devrait se régler, en théorie, par une discussion qui aboutit à un consensus. En pratique, cela ne se passe pas toujours comme ça: c’est souvent le plus patient qui gagne.»

La guerre de l’endive

Religion, frontières et guerres se révèlent, sans surprise, un champ propice aux conflits. Mais les débats concernent également des sujets plus anecdotiques, comme celui qui oppose les partisans du mot endive à ceux qui lui préfèrent la dénomination chicon. «Les discussions sont parfois passionnantes, parfois fatigantes, souffle Frédéric Schütz. Pour éviter que les sujets très débattus ne fassent l’objet de modifications incessantes, certains contributeurs peuvent être bloqués s’ils refusent toute discussion. De plus, certains articles sont semiprotégés, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être modifiés que par des contributeurs actifs depuis au moins quatre jours. Cela permet d’éliminer les personnes qui réagissent sur un coup de tête comme on peut le faire sur un forum.»

Entre les différents camps qui s’opposent, Wikipédia joue la neutralité. «Nous exposons tous les points de vue», affirme Frédéric Schütz. Un système qui n’est pas sans défaut: «Les idées minoritaires peuvent être surreprésentées par rapport aux thèses dominantes», constate-t-il. Par exemple, les climato-sceptiques occupent un espace trop important au regard du rapport de force réel qui oppose les scientifiques entre eux.

Autre écueil, les entreprises et personnes qui profitent de l’encyclopédie participative pour se faire de la publicité. «Cela ne pose aucun problème que les gens interviennent sur leur propre fiche, mais ils doivent rester neutres, dit Rémi Mathis. J’ai eu récemment le cas d’un romancier ordinaire qui chantait ses louanges sur sa page. Comme il était incapable de faire la différence entre publicité et faits, sa fiche a été supprimée. En revanche, les entreprises ont compris que les contributeurs n’aimaient pas la publicité. Elles participent assez peu à Wikipédia.» Selon une étude du cabinet italien Lundquist publiée en 2010, les sociétés suisses se montrent particulièrement réfractaires vis-à-vis de ce nouvel outil de communication. «Nous aimerions que les entreprises, tout en restant neutres, participent davantage à leur fiches, notamment pour corriger les chiffres, commente Rémi Mathis. Apple, par exemple, le fait très bien.» A l’inverse, le groupe suisse Geberit, acteur majeur des installations sanitaires, ne possède pas même de page en anglais.

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Quand Wikipédia entre en politique

La décision a fait l’effet d’une bombe: pour protester contre le projet américain de loi antipiratage «Stop Online Piracy Act» (SOPA), la version anglophone de Wikipédia s’est éteinte pour un jour le 18 janvier 2012. Une décision largement discutée par les contributeurs. «En décidant ce black-out, Wikipédia peut perdre de sa neutralité, concède Frédéric Schütz, porte-parole de Wikimedia suisse. Si aujourd’hui vous allez sur la page dédiée au SOPA, vous pouvez être tenté de la lire différemment. Pour autant, la décision de restreindre l’accès à Wikipédia était nécessaire: si la loi américaine passe en l’état, elle menace directement l’existence de l’encyclopédie.»

Pourtant, seule la version américaine du site a décidé de fermer ses portes pour protester. «Les différentes associations Wikimedia sont indépendantes les unes des autres, explique Rémi Mathis, président de Wikimedia France. Dans ce genre de débat, ce sont les contributeurs qui décident par un vote de l’action à mener. Les versions espagnole et allemande ont affiché un bandeau explicatif, tandis que la française n’a rien fait. Le black-out est une arme nucléaire, qu’il ne faut pas galvauder. Nous avons décidé de la garder au cas où nous en aurions besoin pour protéger spécifiquement la version française.»

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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.