Malgré la pénurie qui frappe durement le marché immobilier, des appartements du centre-ville ne sont pas occupés depuis plusieurs années. De quoi scandaliser certains acteurs du secteur, et de nombreux Genevois.
Des appartements inoccupés au centre-ville de Genève? Alors que le taux de vacance immobilière stagne à 0,25%, le phénomène a de quoi surprendre et énerver les habitants. Des logements «dormants» — acquis ou loués mais inutilisés — pullulent pourtant au cœur de la cité. Scandale pour les uns, affaire qui ne regarde que la vie privée des propriétaires ou des locataires pour les autres.
Parmi les premiers, Christian Dandrès, avocat à l’Asloca Genève, organe faîtier des locataires, ose la comparaison avec la situation des lits froids dans les stations alpines. Il la résume ainsi: «Le Valais a subi ce phénomène du fait du tourisme. A Genève, les appartements dormants sont liés à la pénurie de logements, au type d’activités internationales pratiquées, ainsi qu’à la fiscalité.» Difficile, sans base légale, de déterminer l’ampleur réelle du phénomène. «Mais on peut raisonnablement l’évaluer à plus d’une centaine de cas, au centre-ville uniquement.»
Exemple à la rue Etienne-Dumont, en Vieille-Ville de Genève. Ici, le prix du mètre carré dépasse allègrement les 14’000 francs. Rideaux tirés, pas de lumière: en huit ans, un appartement situé dans la rue n’a pas donné signe de vie. Sur la porte, le nom d’un particulier. L’immeuble est en copropriété. «Parmi les propriétaires, il est possible que certains habitent à l’étranger tout en possédant un pied-à-terre à Genève, où ils ne viendraient que quelques jours par an. Mais cela relève de leur sphère privée», explique Yves-Marie Maitre à la Régie du Rhône.
Les autorités bottent en touche: «Sur les appartements inutilisés, l’Etat n’a pas les moyens d’agir, car tout est du ressort du marché», explique Nicole Bovard Briki, au Département des constructions et des technologies de l’information (DCTI). Pour Béatrice Grange, présidente de la section genevoise de l’Union suisse des professionnels de l’immobilier (USPI), un appartement inoccupé «ne peut se comprendre par une seule hypothèse». Explications.
Les appartements de fonction déserts
Place de Longemalle, dans le cœur commercial de la ville. Une importante banque étrangère a racheté un immeuble d’habitation et signifié la résiliation des baux sur tout un étage. Le but: affecter la surface de quatre appartements à un collaborateur basé à l’étranger, parfois de passage à Genève. Les autres résidents ont constaté que l’appartement était dormant la plupart du temps. Un des «résiliés» ne s’est pas résigné: il a fait opposition contre la décision. Procédure en cours, pour cause d’«intérêt manifestement divergent».
«C’est le vrai scandale!», estime Christian Dandrès. A l’instar de cette procédure, l’avocat observe, avec la pénurie, des banques étrangères, des sociétés multinationales ou des organisations internationales acheter ou louer des appartements pour leurs collaborateurs externes qui les utilisent de façon très aléatoire. «Ce phénomène n’est pas rare, et même en expansion avec la pénurie d’appartements. Les sociétés préfèrent garder un logement dormant plutôt que débourser des sommes folles pour en retrouver un.»
Béatrice Grange observe aussi ce phénomène, mais le voit «circonscrit à certains lots d’appartements pour les employés non fixes, pas à des immeubles entiers».
La peur de la sous-location
La pénurie a eu un effet insoupçonné: la crainte de mettre son logement en sous-location durant une absence de longue durée. «Les locataires ne veulent pas sous-louer, afin d’être certains de retrouver leur appartement à leur retour», explique Christian Dandrès. Avec le manque de logements, il note un risque que les sous-locataires, sans solution de rechange, entendent demeurer dans l’appartement. Cette simple menace dissuaderait nombre de locataires à recourir à la sous-location, engendrant «un énorme gaspillage».
L’avocat de l’Asloca conseille lui-même d’être vigilant avant de s’engager dans une procédure de sous-location: «Si le sous-locataire, par exemple, ne paie pas son loyer, et qu’une résiliation du bail s’ensuit, la régie devra recourir à un tribunal civil pour expulser le réfractaire. Le tout aux frais du locataire, qui sera grillé auprès des régies pour trouver un nouvel appartement.»
Béatrice Grange ajoute sa propre explication: «Le droit du bail fait un peu peur aux locataires. La procédure à suivre est très rigide et le locataire porte une responsabilité s’il fait une erreur dans le contrat de sous-location.»
Les adresses fiscales en Suisse
«Certaines personnes s’installent à Genève pour obtenir un forfait fiscal, mais elles n’y viennent jamais.» Le phénomène est connu depuis longtemps, comme le rappelle Jean-Raoul Haeberli, qui a dirigé l’agence immobilière Brolliet avant de prendre sa retraite il y a six ans.
Ces foyers fiscaux ne se limitent pas à des personnes d’origine étrangère. «Des Suisses qui habitent le plus clair du temps en France sont titulaires d’un bail pour un studio à Genève, qu’ils n’utilisent pas», souligne l’ancien directeur. Marc Favre, le maire de la bourgade française de Valleiry, à deux pas de la frontière genevoise, s’est ainsi récemment plaint des quelque 300 «clandestins» fiscaux suisses installés dans sa commune.
Spéculation, la fausse piste
Le scénario de la spéculation de longue durée, soit le fait d’acheter un appartement puis de le laisser dormir en attendant que les prix grimpent, doit être écarté. Car la pénurie a tout simplement tué cette forme de spéculation. «Aujourd’hui, le marché de l’immobilier est tellement saturé à Genève qu’il ne sert plus à grand chose de spéculer sur une longue durée: on peut relouer ou revendre des appartements en très peu de temps et à très bon prix», explique Christian Dandrès. Le dernier âge d’or de la spéculation remonte au début des années 90, avant que la bulle immobilière n’éclate.
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.