KAPITAL

Les millisecondes qui font gagner des millions

Des algorithmes ultrarapides observent les marchés financiers 24h/24. Ils permettent de gagner de l’argent en quelques millisecondes. Enquête sur le high frequency trading, pratique méconnue et controversée.

A la Bourse, les patrons sont désormais des ordinateurs. A l’aide de processeurs surpuissants et de connexions ultrarapides, des algorithmes de calcul automatiques investissent 24h/24, seconde après seconde, pour le compte de hedge funds et de banques d’investissement. C’est la révolution, discrète mais fondamentale, qui est en train de s’opérer sur les marchés financiers. Cette pratique qui domine aujourd’hui le paysage financier mondial, c’est le high frequency trading ou HFT pour les connaisseurs. Un mystère pour le grand public et un problème de plus pour les régulateurs.

Etre plus rapide que tous les autres, voilà le nerf de la guerre. Les adeptes du trading à haute fréquence placent leur équipement informatique le plus près possible des marchés électroniques. Etre éloigné de 100 km rajouterait une milliseconde à la transaction — bien trop dans un monde qui bat la cadence à coups de microsecondes. Depuis peu, les bourses offrent la possibilité de louer des ordinateurs situés à proximité de leurs locaux, dans lesquels des algorithmes concurrents tournant tranquillement les uns à côté des autres se livrent une bataille acharnée. «En réagissant chaque seconde, ces marchés permettent aujour­d’hui de faire en une minute autant de bénéfice qu’auparavant en une semaine», commente Dietmar Maringer, professeur en finance computationnelle à l’Université de Bâle.

Dollars et controverses

Ces programmes automatiques — appelés également «bots» ou «algos» — surveillent les tran­-sactions en cours, flairent la bonne affaire et l’exécutent en quelques millisecondes. Les marges réalisées sont certes minuscules — parfois seulement quelques centimes par opération — mais elles s’additionnent: plus de 50% des transactions boursières américaines en 2011 impliqueront le high frequency trading, selon le Tabb Group. Concentré à l’origine sur les actions, le HFT se déplace désormais vers d’autres produits tels que les options (dont il représente 38% du volume) et les matières premières.

«Le domaine du HFT est discret et il reste difficile de découvrir le fond des choses, confie Dietmar Maringer. Les acteurs n’ont aucune raison de parler, autant lorsque leurs méthodes fonctionnent que lorsqu’elles ne marchent pas.» Surtout, il faut rester discret pour éviter de s’attirer une mauvaise réputation. Car si cette pratique rapporte gros, elle a acquis une image des plus sulfureuses. De nombreux médias, en particulier, questionnent la moralité d’opérations qui ne fournissent aucun service visible.

Ecrémer les transactions

La pratique la plus controversée est la «liquidity detection», qui consiste à se glisser entre acheteur et vendeur pour écrémer au passage la transaction de quelques centimes (lire ci-dessous). Basée sur la rapidité d’exécution, elle profite de transactions qui auraient lieu de toute façon — au contraire d’un teneur de marché qui apporte un service en mettant en relation acheteur et vendeur. Une pratique «totalement non éthique», juge Richard Olsen, fondateur éponyme de l’entreprise financière zurichoise: «Ces méthodes exploitent le design totalement inadapté des Bourses modernes qui permet aux participants de ne montrer qu’un seul prix — celui d’achat ou de vente. Cette lacune obscurcit complètement les transactions, permet de cacher sa stratégie et d’adapter instantanément son prix au marché.» Devoir indiquer les deux prix dévoile précisément quelle valeur on accorde à un titre, alors que donner un seul prix permet d’adapter instantanément son offre en tenant uniquement compte du marché — on peut alors se faufiler entre vendeur et acheteur.

Commentateur critique et singulier du monde boursier, Richard Olsen milite pour un retour aux régulations des années 1970 qui obligeaient les acteurs à toujours dévoiler leurs deux prix. Certaines méthodes du HFT flirtent parfois d’ailleurs avec la légalité. «Lancer des ordres uniquement dans le but de simuler un gros achat pour faire artificiellement monter les prix est considéré comme une manipulation du marché, indique Miranda Mizen, analyste senior auprès du Tabb Group. Cette pratique est illégale, et le restera.»

Vision apocalyptique

Le high frequency trading est une évolution issue de l’algorithmic trading, qui a émergé dans les années 1980 avec des programmes informatiques effectuant des transactions de manière automatique. Si les règles d’alors étaient simples et rigides, les «bots» sont depuis devenus de plus en plus sophistiqués: certains sont capables d’observer leur propre performance pour apprendre, s’adapter et améliorer leur rendement. Le rôle prépondérant joué aujourd’hui par ces algorithmes nourrit un sentiment de malaise diffus, voire même une vision apocalyptique d’une Matrix financière devenue complètement folle. De nombreux commentateurs ont vu dans le flash crash du 6 mai 2010 les effets maléfiques d’un système boursier livré aux machines. «Les risques sont toujours une affaire de perception, tempère Dietmar Maringer. Dans le cas du flash crash, le marché s’est rétabli. Le phénomène est invisible si on observe le marché à une échelle temporelle de quinze minutes. Bien qu’il n’y ait pas eu de pertes réelles, on parle tout de même de crash.»

Depuis les premiers effondrements éclairs survenus à la fin des années 1990, les algorithmes sont de mieux en mieux testés avant d’être lancés sur les marchés. Il reste néanmoins difficile d’estimer à l’avance l’effet combiné qu’auront des algorithmes qui s’influencent les uns les autres, en particulier lorsqu’ils sont capables de s’adapter. Un problème qui rappelle les effets «cocktails» des médicaments: des substances individuellement inoffensives mais qui s’avèrent dangereuses une fois mélangées.

La panique des robots-moutons

Le risque principal, c’est l’effet de masse qui peut survenir lorsqu’un certain nombre d’algorithmes suivent exactement les mêmes règles (comme par exemple un «stop-loss» consistant à vendre lorsque les prix tombent en dessous d’un plancher). Tous les bots vendront au même instant, entraînant une chute des prix qui elle-même poussera d’autres algorithmes à vendre et créera ainsi une spirale descendante. «La même chose peut évidemment se produire avec des traders humains, glisse Dietmar Maringer, mais il y a une différence: les algorithmes procèdent extrêmement rapidement et de manière très rigide. Ils ne s’arrêtent pas facilement.»

Pour diminuer les risques d’un effondrement boursier dû à la panique des bots, les Bourses ont introduit des circuits breakers (ou «fusibles»): un arrêt de toutes les transactions pendant cinq secondes si le marché devient trop turbulent et voit des valeurs plonger ou monter de plus de 10% en moins de cinq minutes. Cette intervention quasi divine (elle est décidée par les autorités boursières) permet de calmer efficacement les algorithmes. Les programmes ont le temps de vérifier leurs données ou d’être carrément mis hors jeu. Dans le cas du flash crash de mai 2010, le fusible a fonctionné et les cours sont revenus petit à petit à la normale. Malgré le culte qu’elle voue à la légendaire sagesse des marchés (censée refléter automatiquement la vraie valeur du marché), l’industrie financière a plutôt bien accepté ce type d’intervention artificielle.

Les régulateurs réagissent

«Pour l’instant, il reste difficile de dire si le HFT rend les marchés vraiment plus instables, dit Christian Ewerhart, professeur d’économie à l’Université de Zurich. Il faudra voir si les crashs se multiplient. Le trading à haute fréquence reste mal connu, et j’ai l’impression que les régulateurs, comme souvent, tentent de rester à jour sans vraiment arriver à voir clairement ce qui se passe.»

Des règles se mettent pourtant en place. Les nouvelles normes européennes Misfid II se penchent actuellement sur le HFT, tandis que le gouvernement britannique étudie ses impacts sur la liquidité des marchés. «Après la crise globale et le flash crash, il est crucial de retrouver la confiance», commente Miranda Mizen du Tabb Group.

Richard Olsen se montre des plus pessimistes et prophétise la catastrophe: «Le flash crash de 2010 s’est rétabli mais ce fut un coup de chance qui ne doit pas nous aveugler. Avec ces instruments extrêmement rapides, le monde financier est devenu très instable. Il se trouve à deux doigts de l’effondrement.» Mais interdire le high frequency trading comme le proposent certains n’est pas du tout réaliste, selon Dietmar Maringer: «Les algorithmes ne pensent désormais qu’en haute fréquence. Il est impossible de revenir en arrière.»
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L’essor du trading à haute fréquence

Adopté d’abord par des hedge funds et des compagnies spécialisées, le trading à haute fréquence commence à se démocratiser. «Les équipements nécessaires pour des accès ultrarapides sont devenus plus accessibles, note Mike O’Hara, consultant en technologies financières. L’important n’est plus forcément d’être le plus rapide, mais le plus malin, avec des algorithmes plus intelligents que ceux des concurrents.»

Les investissements de départ sont conséquents, mais ensuite les algorithmes tournent jour et nuit. Le HFT ne mobilise pas beaucoup de capital car il consiste toujours à acheter et à revendre pratiquement en même temps. «Les positions sont closes en moins d’une seconde et ne figurent pas dans les comptes trimestriels», relève Christian Ewerhart de l’Université de Zurich.
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Le flash crash de 2010

Le 6 mai 2010, à exactement 14 heures 47 et 54 secondes, l’action d’Accenture tombe à 1 cent, accompagnée de sept autres actions qui chutent de 100% en quelques minutes. D’autres telles qu’Apple et Hewlett-Packard s’envolent pour dépasser les 100’000 dollars. Le Dow Jones dégringole de plus de 500 points (5%) en moins de cinq minutes. Un quart d’heure plus tard, la Bourse se rétablit.

A la fin septembre 2010, l’explication officielle est fournie par un rapport rédigé par la Securities & Exchange Commission (SEC) et la Commodity Futures Trading Commission. Le 6 mai, le climat est nerveux à la Bourse, en particulier à cause de la situation économique européenne très tendue liée aux difficultés de la Grèce. Le déclencheur du flash crash se trouve dans la vente massive par un groupe de fonds mutuels de 75’000 contrats «E-mini» pour une valeur dépassant les 4 milliards de dollars. Cet ordre est exécuté par un algorithme de vente automatique qui ne prend pas bien en compte la valeur et le temps d’exécution. Au lieu de s’étaler sur quelques heures comme d’habitude, l’ordre est exécuté en une vingtaine de minutes, ce qui déstabilise complètement le marché.

Les programmes automatiques des high frequency traders (HFT) absorbent une partie des E-mini. Cela pousse l’algorithme de vente à accélérer encore sa vitesse d’exécution alors que ses premières ventes n’ont pas encore été absorbées par des acheteurs fondamentaux. Le prix chute de 3% en quatre minutes et les algorithmes de HFT commencent à vendre ces E-mini les uns aux autres.

L’évolution ultrarapide des prix refroidit les acheteurs fondamentaux: ils disparaissent pour ne fournir plus qu’un centième de la demande qui existait au début de la journée. A 14h45, le Chicago Mercantile Exchange fait jouer le circuit breaker et exerce une pause de cinq secondes sur les E-mini. La pression à la vente diminue et leur prix se stabilise.

Mais la crise se poursuit: en réaction à la chute des prix observée sur les E-mini, d’autres programmes de transaction automatiques temporisent. Certains se retirent entièrement du marché par crainte d’un effondrement boursier, d’autres se réorientent sur des Bourses publiques où ils mettent la liquidité disponible sous pression. Certaines actions s’effondrent alors à 1 cent pendant une fraction de seconde, d’autres explosent à 100’000 dollars. Les participants vérifient leurs données, des mécanismes de pricing plus rigoureux se remettent en place et les prix reviennent finalement à un niveau normal qui reflète le consensus du marché. A 15h00, le flash crash du 6 mai 2010 est terminé.
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La guerre des «bots»

Vendre un nombre important de titres exige désormais de passer par un algorithme de vente, car les prix du marché réagissent très vite à un ordre passé sur un marché à haute fréquence. L’algorithme saucissonne les valeurs en plusieurs tranches, les étale dans le temps et les distribue sur différents marchés. Son but: éviter que les acheteurs ne réalisent la taille de l’ordre, car ils pourraient mettre alors la pression et réduire leur prix d’achat. Pour le vendeur, il s’agit d’être plus malin que les bots ennemis lancés par les acheteurs et les intermédiaires voulant se glisser entre les deux. Par exemple, l’algorithme de vente peut lancer des ordres d’achat afin de semer la confusion.
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Les variantes subtiles du trading à haute fréquence

Le high frequency trading (HFT) implique des transactions extrêmement rapides effectuées automatiquement par des ordinateurs en quelques minutes. Les traders profitent de légers déséquilibres sur les marchés et ferment rapidement leurs positions (vendre lorsqu’on a acheté, acheter lorsqu’on a vendu).

Liquidity detection

C’est la pratique la plus sulfureuse, mais pas forcément la plus utilisée. Des ordres d’achat sont lancés en éclaireur. Ils doivent sentir la présence d’un investisseur désirant vendre une valeur en grande quantité et estimer le prix minimal de vente qu’il peut accepter. En quelques millisecondes, l’al­gorithme tente alors de trouver avant lui des acheteurs prêts à mettre un prix légèrement plus élevé. Dans ce cas, il leur vendra à découvert, achètera au vendeur — et empochera la différence.

Arbitrage

Cette stratégie consiste à observer constamment des valeurs liées entre elles et de profiter d’un déséquilibre momentané entre les différents marchés pour effectuer une suite de transactions avec un profit. Dans le cas le plus simple, une incohérence sur le marché des changes permet par exemple de changer 100 francs suisses en dollars, puis ceux-ci en euros avant de les rechanger pour 101 francs suisses. «Ce genre de situation existe toujours, mais les marges sont réduites au minimum car de nombreux algorithmes se précipitent dessus», commente Dietmar Maringer.

Une variante plus élaborée compare le revenu garanti par une obligation d’Etat en monnaie étrangère avec celui obtenu en combinant une obligation en monnaie locale avec un contrat de change à terme. Les deux devraient donner le même profit — dans le cas contraire, on peut en profiter. Dans le «pairs trading», l’algorithme suit des valeurs qui normalement évoluent en parallèle (comme Coca-Cola et Pepsi). Dès qu’elles divergent, il vend celle qui est montée et achète celle qui est descendue — et fera l’inverse aussitôt le trend retrouvé.

En pratique, cette méthode s’opère de manière bien plus complexe et étudie des corrélations multiples sur un grand nombre de valeurs. Elle peut se faire autant à haute fréquence que sur le long terme.

Market making

Les grandes banques concurrencent désormais les Bourses en jouant les intermédiaires directs entre des acheteurs et des vendeurs trouvés parmi leur clientèle. Leur revenu est fourni par le spread (la différence entre le cours d’achat et de vente). Cette approche exige de développer des plateformes ultrarapides pour satisfaire les clients adeptes du high frequency trading.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 4 / 2011).