De nombreuses banques suisses ont décidé de s’implanter en Asie après la crise de 2008. La croissance de cette région promet de nouveaux marchés, mais aussi quelques pièges redoutables. Enquête.
La banque privée Edmond de Rothschild vient d’annoncer sa volonté d’ouvrir une nouvelle succursale bancaire à Hong Kong. L’obtention de la licence devrait intervenir au cours de ces prochaines semaines. L’établissement n’était présent à Hong Kong, depuis 1992, que sous la forme d’un bureau de représentation. Mais il vise la clientèle asiatique, à laquelle il compte offrir toute sa palette de services. «Nous allons commencer avec une trentaine d’employés et projetons d’arriver à une cinquantaine d’ici deux ans», précise Bernard Schaub, directeur et membre du comité exécutif de la banque.
A l’instar d’Edmond de Rothschild, de nombreuses autres banques suisses ont annoncé une augmentation de leurs effectifs ou leur implantation en Asie après la crise de 2008. Parmi celles-ci, on trouve évidemment les géants Credit Suisse et UBS, mais également de plus petites banques comme Julius Baer, Lombard Odier, ou plus récemment Bordier & Cie.
Ce qui frappe, ce n’est pas tant la nouveauté du phénomène — Credit Suisse et UBS sont présents en Asie depuis près de 40 ans — que la rapidité de l’expansion de ces plateformes, ainsi que les moyens mis à disposition. La logique s’explique simplement: la croissance en Europe et aux Etats-Unis est proche de zéro, et c’est l’Asie qui contribue pour moitié à la croissance de l’économie mondiale. Les nouvelles fortunes se constituent désormais en Extrême-Orient: sur 97 nouveaux milliardaires, 62 viennent d’Asie, selon une récente étude de Julius Baer.
Eldorado
Pour l’instant, lorsque les banquiers parlent d’Asie, il s’agit en fait essentiellement des places financières de Hong Kong et de Singapour. Si ces marchés ont crû et se sont globalisés durant la dernière décennie, ils représentent également un accès pour la Chine ou l’Inde. «En nous établissant à Hong Kong, nous sommes à la porte d’entrée de la Chine, de facto et de jure», commente Bernard Schaub.
La deuxième économie mondiale en taille excite les banquiers du monde entier avec ses 1,3 million de millionnaires qui totalisent une fortune de 1,65 trillion de dollars selon un récent rapport du cabinet Deloitte. Mais elle les tient également en respect et n’est pas encore prête de leur livrer son juteux capital.
Les instituts financiers tablent donc sur une ouverture du marché chinois dans les prochaines années. Le potentiel semble aussi immense que les ambitions des banquiers: UBS a annoncé en avril dernier qu’elle entendait doubler ses revenus sur le marché chinois dans les trois à cinq ans à venir: «La Chine offre les plus importantes opportunités de nouvelles affaires», indique Jean-Raphaël Fontannaz, porte-parole d’UBS, par ailleurs première banque étrangère à disposer d’une autorisation permettant le courtage d’actions locales cotées. La grande banque suisse, qui emploie plus de 7’500 personnes en Asie, compte doubler sa force de travail en Chine pour arriver à 1’000 collaborateurs.
Quant à Julius Baer, il vient d’annoncer l’ouverture d’un bureau de représentation à Shanghai. Le groupe a commencé à s’implanter en Asie en 2006, avec une trentaine d’employés. Il totalise maintenant près de 500 personnes à Hong Kong, Singapour et à Jakarta.
«Nous considérons désormais la Suisse et l’Asie comme nos deux marchés domestiques, explique Tom Meier, CEO de la région Asie et membre du comité exécutif de la banque. D’ici cinq ans, nous souhaitons multiplier nos actifs asiatiques par deux, pour les porter à 25% de nos actifs totaux.» Une stratégie qui réussit: «Le profit généré par nos succursales asiatiques permet de financer entièrement notre expansion sur ce continent», poursuit Tom Meier. Le succès est également au rendez-vous pour l’UBS, dont la croissance en 2010 a été de 12% dans la région Asie-Pacifique.
Compétition féroce
Malgré ces performances, certains observateurs restent plus circonspects vis-à-vis du potentiel asiatique sur le long terme, tant la compétition que se livrent les banques du monde entier pour se faire une place sur ces marchés est féroce. «Pour survivre, il est vital de pouvoir compter sur une marque reconnue», constate Tom Meier. Alors que les Chinois connaissent à peine le nom du Credit Suisse, on peut facilement imaginer les difficultés que pourrait rencontrer une enseigne moins connue. «La concurrence avec les grandes banques déjà implantées de longue date et qui investissent des millions en publicité et en marketing est très rude», relève Bernard Schaub de la banque Edmond de Rothschild.
L’autre problème, pour la grande majorité des établissements, consiste à recruter du personnel qualifié en Asie. «Nous assistons à une âpre guerre des talents, poursuit le banquier. Il est difficile de recruter des collaborateurs compétents, qui adhèrent à nos valeurs.» Du côté d’UBS, on considère le recrutement de personnel qualifié en Asie comme «un énorme défi». Pour remédier à la pénurie de personnel, la grande banque suisse a créé une formation interne, avec un campus à Singapour en 2007, puis une autre à Hong Kong cette année.
La clientèle asiatique est passablement différente de celle que l’on trouve en Europe ou aux Etats-Unis, ce qui pose une difficulté de plus. Il s’agit la plupart du temps de la première génération d’entrepreneurs. Ils n’ont pas l’habitude de faire appel à des services financiers sophistiqués et réinvestissent leur profit directement dans leur business.
«La situation est très différente pour une famille européenne dont la fortune a déjà quatre générations, explique Tom Meier de Julius Baer. Nous devons en quelque sorte «éduquer» la clientèle asiatique, car elle ne connaît pas encore grand-chose à la diversification internationale ou au planning de succession.» Pour attirer ces clients difficiles, on dit que certaines banques vont jusqu’à pratiquer des prix plus avantageux que pour les Européens…
Même si les prévisions de nombreux analystes sont alléchantes, personne ne peut affirmer actuellement quand la Chine ouvrira son marché à toutes les banques étrangères. Des doutes sont également émis sur le potentiel de croissance de ces régions à long terme, en raison de problèmes de géopolitiques et de gouvernance. Car Singapour reste l’exception: la plupart des états asiatiques souffrent de corruption endémique et de systèmes judiciaires peu efficaces.
Lourds investissements
Malgré ces bémols, les banques suisses qui s’implantent en Asie pensent posséder les atouts pour faire face. «Nous sommes arrivés juste avant la vague, en 2006, et il y avait encore un peu de place, raconte Tom Meier de Julius Baer. Maintenant, c’est sans doute plus difficile. C’est aussi grâce à la longue expérience asiatique de notre management que nous disposons d’un réseau de collaborateurs et de clients décisifs pour notre succès.» Du côté de la banque Rothschild, Bernard Schaub admet que «la banque se trouve dans une situation de startup, avec les risques qui en découlent». Mais «nous sommes présents depuis longtemps en Asie et notre marque est connue, poursuit-il. «Si ce n’était pas le cas, ce serait plus ardu.»
Si le succès est possible, s’implanter en Asie demande des investissements colossaux, qui exigent une masse sous gestion minimum. «Nous devons développer de nouvelles expertises et cela coûte très cher, admet Tom Meier. Car nous devons nous adapter aux demandes de la clientèle asiatique, qui ne souhaite pas investir dans des actions de Nestlé, mais dans celles d’une entreprise chinoise, par exemple.» Même remarque du côté de l’UBS: «Il faut investir massivement dans la formation, la technologie et la compliance. Seuls les établissements qui auront eu les moyens d’implémenter les nouvelles règles en matière de capital, de régulation ou de gestion transfrontalière vont pouvoir figurer parmi les gagnants.»
Les petites banques vont-elles avoir plus de difficulté à obtenir leur part du gâteau? Certaines se sont retirées de ce marché, comme la Banque Cantonale Vaudoise en 2005. La Banque Cantonale de Genève ne dispose que d’une antenne à Hong Kong et n’y mène pas d’activité bancaire. Quant à la banque Vontobel, elle n’a pour l’instant pas l’intention de mettre un pied en Asie. Certains analystes constatent que les petites banques vont de toute façon avoir de la peine à survivre dans le futur, que ce soit en Asie ou en Suisse. Il y aura toujours une place pour un marché de niche, mais la probabilité d’une consolidation reste forte. Pour l’instant, le champ de bataille asiatique s’ouvre pour petits et grands acteurs du secteur. «Nous ne sommes qu’au début du combat, résume Bernard Schaub de la banque Edmond de Rothschild. Et s’il y a de l’argent à gagner, ce ne sera de l’argent facile pour personne.»