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«La disparition de l’ours blanc n’aurait pas de grandes conséquences»

Les espèces s’éteignent et les écosystèmes s’adaptent, rappelle Christian Lévêque. L’hydrobiologiste français démonte les clichés d’une nature immuable et soulève les contradictions au coeur du débat sur la biodiversité. Interview.

La biodiversité est en danger, il faut la sauver! Le message est simple, mais que voulons-nous protéger précisément, pour quelles raisons et à quel prix? Spécialiste de la biodiversité et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, Christian Lévêque milite pour une approche plus rationnelle de la protection de la nature. «La disparition d’une espèce est absolument normale et celle du panda n’aurait pas de conséquence catastrophique sur le plan écologique. La biodiversité, c’est surtout les micro-organismes. Et donc aussi les maladies…» Sans nier le fait qu’une partie de la biodiversité est menacée, Christian Lévêque dénonce les positions manichéennes sur le rapport entre l’homme et son environnement.

La disparition d’une espèce est-elle un drame en soi?

Bien sûr que non, c’est quelque chose d’absolument normal. Probablement plus de 99,9% des espèces ont disparu au cours de l’évolution et on pourrait dire qu’elles sont pro­grammées pour disparaître. C’est comme au niveau des individus: la mort fait partie de la vie. Les marais, par exemple, sont des écosystèmes très fragiles et sensibles aux variations clima­tiques. Certains sont appelés à disparaître, mais d’autres vont aussi se créer, ici ou ailleurs.

Comment comprendre le concept même de disparition? Les espèces évoluent.

C’est en effet déli­cat. On peut dire qu’une espèce disparaît lorsqu’elle est éradi­quée de la surface de la Terre, se transforme au cours du temps ou se déplace. Les espèces se transforment petit à petit et certaines laissent la place à d’autres mieux adaptées à leur milieu. On ne peut en tout cas absolument pas considérer une espèce comme figée. C’est une vision totalement fausse qui rap­pelle l’idéologie créationniste.

C’est donc quoi, une espèce?

A priori, un groupe d’individus qui peuvent se reproduire entre eux et dont la descendance n’est pas stérile. D’abord basée sur des critères morphologiques, la notion d’es­pèce est devenue plus floue avec l’apport de la génétique.

La biodiversité a­-t­-elle une valeur en soi? La nature est neutre.

Certains biolo­gistes pensent qu’un nombre élevé d’espèces serait béné­fique, en offrant de meilleures chances pour s’adapter et sur­vivre au changement — une hypo­thèse qui n’est pas démontrée. Ce que l’on peut dire, c’est que certains écosystèmes fonction­nent bien avec beaucoup d’es­pèces différentes, et d’autres avec peu. La nature n’a pas de finalité. La valeur de la biodiversité et le sens que l’on pourrait donner à l’évolution relèvent de la philosophie.

Notre vision de la biodiversité se focalise essentiellement sur les espèces emblématiques et les vertébrés. Mais c’est sur­tout ce qui ne se voit pas: les insectes, les bactéries, les virus, les parasites — ainsi que les sauterelles qui ravagent les champs, les moustiques qui transmettent la malaria ou encore les maladies… Il faut arrêter d’avoir cette vision angélique de la Nature soutenue par certaines ONG. J’ai discuté avec l’Union internationale de conservation de la nature (UICN) dans le cadre de la convention Ramsar sur la protection des zones humides. Ils refusent de reconnaître que ces milieux agissent comme des réservoirs pour les maladies parasitaires. Ils se focalisent sur la protec­tion des oiseaux et argumentent qu’éradiquer le paludisme coûte­rait trop cher. A ce niveau­-là, c’est placer la vie d’un oiseau avant celle d’un homme.

La disparition d’espèces actuelles est-­elle comparable aux grandes extinctions passées?

Nous manquons de données pour répondre. On en­tend dire que le taux de dispari­tion actuel serait 1’000 à 10’000 fois plus rapide que la situation «naturelle». Selon moi, la publi­cation originale de 1995 dont proviennent ces chiffres est un bricolage complet, une impos­ture. Elle mélange des données partielles et non représentatives qui concernent des milieux com­plètement différents. Les infor­mations disponibles concernent surtout les espèces qui laissent des traces, en particulier les mammifères et les oiseaux. Mais on connaît très mal la situation des micro­organismes.

Quel rôle jouons­-nous dans l’érosion de la diversité du vivant?

On peut voir deux actions principales: la pollution et la transformation des écosys­tèmes. Je ne dis pas destruction, car un nouveau milieu prend tou­jours la place de l’ancien, comme par exemple les plantations qui remplacent la forêt de Bornéo.

La nature a été gérée par l’homme en Europe depuis des millénaires, et ces modifications peuvent aussi bien être posi­tives que négatives. De nom­breux milieux regorgeant de biodiversité et perçus comme naturels sont en fait artificiels: les rizières, les réservoirs, les alpages, les bocages. La Ca­margue, que tous veulent proté­ger, est née de l’industrie des salins du Midi et de l’agriculture dans le Bas­-Rhône. Une forêt tempérée ne présente pas forcé­ment davantage de variété biolo­gique qu’un bocage — et même les décharges à ciel ouvert, si vous voulez, profitent aux mouettes et aux goélands… L’important pour la capacité d’accueil, c’est l’hétérogénéité des milieux et leur variabilité dans le temps. Il faut arrêter de se plaindre qu’on ne fait que détruire! C’est faux.

Peut­-on demander à l’homme de ne plus façonner son environnement?

C’est absurde, c’est comme demander à un loup de devenir végétarien. L’écologie profonde (ou deep ecology) voit la Nature comme essentiellement statique, une sorte de Jardin d’Eden qui se porte mieux sans l’homme et se trouve perturbé par son arrivée. Ce courant, qui est particulièrement fort dans les pays anglo­saxons, est im­prégné d’idéologie créationniste. En exagérant, on pourrait dire que vouloir créer une aire tota­lement protégée et immuable, c’est une forme de création­nisme. L’Amazone représente ce Jardin d’Eden, mais elle ne date que de 10’000­ à 15’000 ans, une durée excessivement courte à l’échelle géologique. Le concept de forêt vierge ne veut d’ail­leurs rien dire du tout sur le plan de la biologie, si ce n’est qu’il s’agit simplement d’une forêt particulièrement vieille.

La nature n’est pas statique. L’origine de la biodiversité se trouve dans les modifications de l’environnement. Les change­ments climatiques, les évène­ments géologiques, les éruptions de volcan et les chutes de météorites ont causé des extinctions majeures, mais ces destructions ont laissé la place à de nouvelles variétés.

On veut sauver l’ours blanc mais pas les grenouilles. Veut­-on vraiment préserver la nature, ou plutôt la transformer en zoo pour notre divertissement?

En Afrique, l’éco­tourisme se heurte à des pro­blèmes de braconnage et de sécurité. Les réserves repré­sentent des sources d’argent et même de nourriture: quand vous avez faim, vous mangez de l’éléphant. Le point de vue sur la grande faune dépend d’où vous vivez. Pour un agriculteur local, un lion représente un animal nuisible.

La disparition des espèces em­blématiques — ours blanc, panda, tigre — n’aurait pas vraiment de grandes conséquences au niveau écologique. Je comprends très bien que l’on veuille les préser­ver sur un plan éthique ou es­thétique: personnellement je trouve odieux que l’on ne fasse pas davantage attention aux singes. Mais c’est un point de vue individuel. Ce n’est pas la mégafaune qui est importante pour le fonctionnement de la Terre, ce sont les micro-organismes. J’attache beaucoup d’importance à pouvoir profiter d’espaces naturels pour aller à la cueillette, pratiquer la pêche. C’est un aspect culturel, pas biologique. Il y a beaucoup de regards différents sur la biodi­versité: écologique, économique, éthique. Il faut être lucide: l’aspect le plus important de la biodiversité, c’est en quoi elle est utile à l’homme.

Quels sont les plus grands dangers qui menacent notre environnement?

En plus des modifi­cations des milieux naturels, c’est la pollution, qui s’attaque principalement aux milieux aqua­tiques. Nous devons mieux maî­triser les substances chimiques, qui portent préjudice à des ani­maux le plus souvent ignorés: insectes aquatiques, crustacés, poissons. Ces problèmes
concernent désormais également les eaux profondes. On voit un mouvement aller dans la bonne direction avec une utilisation plus raisonnable des insecticides et pesticides. L’agricul­ture n’est pas seule responsa­ble: il y a aussi le désherbage privé et public. L’un des plus grands pollueurs de France, c’est la SNCF. Une autre ques­tion est la surexploitation des ressources, en particulier dans la pêche. Le dernier thon rouge de Méditerranée sera probable­ment bientôt pêché.

La démographie est un problème central. On peut nourrir peut­-être 9 à 10 milliards de per­sonnes, mais elles auront besoin d’espace, de ressources et de moyens de transport. Cela se fera nécessairement au détri­ment de milieux dits naturels. Ces transformations ne sont pas forcément négatives pour la
biodiversité, il faut mettre les moyens pour mener des projets de réhabilitation.

Que peut apporter la Convention sur la biodiversité biologique, adoptée au Sommet de Rio en 1992 et rediscutée à Nagoya en 2010?

Il faut souligner qu’elle ne parle pas seulement d’espèces, mais aussi des milieux naturels et de patrimoine géné­tique. Il s’agit moins de la pro­tection de la biodiversité que de sa marchandisation. C’est une négociation entre l’Occident et les pays en voie de développe­ment, qui veulent monnayer l’utilisation de leurs ressources naturelles par les industries du Nord. Ces rentrées sont censées financer à la fois le développe­ment et la protection de la biodi­versité dans les pays du Sud, mais il ne faut pas se leurrer: elles serviront principalement au développement.

Les écosystèmes sont-­ils modifiés par les moyens de transport modernes?

Les êtres vivants ont toujours voyagé par eux­mêmes: les virus de la grippe viennent d’Asie non pas par avion mais via les oiseaux migra­teurs. Les humains ont voyagé depuis des siècles dans le but de ramener des animaux et des plantes et ont ainsi involontaire­ment introduit insectes et micro­organismes. Ces échanges se sont un peu intensifiés à l’ère moderne, avec la création des canaux ou encore les ballasts des bateaux remplis à un endroit et vidés à un autre.

Certaines ONG mettent en avant les dangers liés aux introduc­tions d’espèces. On peut tirer un parallèle entre cette notion «d’espèce invasive» et les propos xénophobes tenus vis­-à­-vis des immigrés: ils ne sont pas de chez nous, profitent de nos réserves et sont prolifiques. On retrouve l’idéologie créationniste d’une nature idéale et immobile, où les mélanges d’espèces seraient «contre-­nature». Or, les espèces voyagent, c’est dans leur nature.

Certaines espèces exotiques nous causent des désagréments. Mais les aspects négatifs et positifs doivent être mis en ba­lance. La quasi­-totalité de notre production agricole vient de variétés introduites et ce sont bien les espèces du sud de l’Europe qui ont repeuplé nos régions suite à la dernière gla­ciation, il y a 10’000 ans.

L’invasion du frelon asia­tique, c’est une allégorie de la xénophobie?

En quelque sorte. La vision purement compétitive de l’évolution est d’ailleurs fré­quemment erronée. Ce n’est pas tant qu’une espèce débarque, élimine l’autre et la remplace. Le plus souvent, l’environnement devient progressivement moins favorable à la variété dominante et d’autres espèces, déjà présentes, s’y sentiront mieux et prendront de l’ampleur. C’est moins une compétition directe qu’un jeu de chaises musicales.

Le réchauffement clima­tique actuel est le plus souvent présenté comme néfaste à l’environnement…

Je ne vois pas pourquoi on crie au loup. Cer­tains disent que la montée du niveau de la mer serait une ca­tastrophe pour les écosystèmes côtiers. Or, le niveau marin était 130 m plus bas il y a 12’000 ans. Y a-­t-­il eu catas­trophe lorsqu’il est remonté? Il y aura des effets indésirables sur le plan économique, mais pour la biodiversité, rien ne permet de le dire.

Mais le changement actuel est très rapide. Les espèces au­ront-­elles le temps de s’adapter?

On ne sait pas encore si le rythme actuel est vraiment unique. Il y a déjà eu des variations d’un degré sur un siècle. Ce qui déterminera la survie des espèces, c’est sur­tout leur capacité à migrer.

Autant d’espèces devraient profiter du changement clima­tique qu’en souffrir?

C’est possible. Des études disent que des mil­liers d’espèces devraient dispa­raître de certaines régions. Mais elles seront remplacées, et la toundra sibérienne deviendra plus accueillante. Le débat sur le changement climatique s’ap­puie lui aussi sur une vision statique de la biodiversité, ce qui bien sûr est totalement faux. Après la dernière glaciation, la recolonisation de l’Europe a commencé il y a 10’000 ans. Qui a dit que c’était terminé? Il n’y a pas d’équilibre.
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Un expert engagé mais lucide

Spécialiste de l’écologie des eaux douces tropicales et de la biodiversité, Christian Lévêque a publié de nombreux ouvrages grand public, dont «La Biodiversité au quotidien» (2008), «Développement durable: nouveau bilan» (2008), «Faut-il avoir peur des introductions d’espèces (2008), «Nos Rivières sont-elles devenues des poubelles?» (2006), «Biodiversité» (2001).

L’hydrobiologiste français est directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Il a été responsable du programme de recherche national Biodiversité (1996-1999) et directeur du programme multidisciplinaire Environnement, vie et sociétés au CNRS (1998-2003). Il a participé au Millenium Ecosystem Assessment des Nations unies en 2001, au programme de lutte contre l’onchocercose (cécité des rivières) de l’OMS (1984-1991) et a servi comme expert de la biodiversité auprès du Fonds pour l’environnement mondial. A 70 ans, il préside le groupe Eau de l’Académie française d’agriculture et travaille toujours comme expert scientifique des milieux aquatiques.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.