KAPITAL

Logitech dans la tempête

L’action en Bourse du leader mondial de la souris dévisse. Malmenée par l’émergence rapide des tablettes tactiles, l’entreprise se cherche de nouveaux axes de croissance. Parviendra-t-elle à se réinventer encore une fois?

«Il est juste de dire que l’âge d’or de Logitech est derrière nous.» Comme une majorité de ses pairs aujourd’hui, l’analyste d’Exane BNP Paribas Alexander Peterc voit avec scepticisme l’avenir de l’entreprise suisse spécialisée dans les périphériques informatiques. Le modèle d’affaires de Logitech est en danger, menacé par le développement ultrarapide de supports tactiles performants (tablettes, smartphones, écrans): «45% du chiffre d’affaires de Logitech dépend directement de la vente de souris et de claviers, or on observe une baisse d’intérêt du public pour les ordinateurs traditionnels, souligne Alexander Peterc. Selon une étude du cabinet américain IDC publiée le 14 avril, les ventes de PC ont reculé de 3,2% au premier trimestre 2011.»

Jusqu’ici, le leader mondial de la souris avait habitué les analystes à des taux de croissance de plus de 10% par an, toujours accompagnés de profits très élevés — si l’on excepte la période de crise économique mondiale de 2008-2009. C’est dire si l’avertissement lancé le 1er avril dernier par Logitech sur ses résultats 2010-2011 a résonné comme un coup de tonnerre. A cette occasion, Logitech a déclaré réviser à la baisse ses prévisions, tablant sur un résultat d’exploitation de 140 à 150 millions, contre 170 à 180 millions prévus initialement, et un chiffre d’affaires de 2,35 à 2,37 milliards, au lieu de 2,4 à 2,42 milliards. Sans plus de commentaires ni précisions, même s’il faut préciser que les chiffres annoncés sont en forte hausse comparés à ceux de l’an passé (résultat d’exploitation en 2009-2010: 78,3 millions).

Le 9 novembre dernier, la direction de Logitech s’était pourtant montrée rassurante auprès des investisseurs, faisant état de bonnes perspectives à moyen terme. Raison pour laquelle le volte-face laconique du 1er avril a surpris — et même irrité — les observateurs, comme l’explique Michael Foeth, analyste à la banque Vontobel: «Lorsqu’une entreprise annonce brusquement une baisse de son résultat d’exploitation, on aimerait bien en connaître les raisons… Le manque de transparence dont fait preuve Logitech dans cette affaire est difficilement acceptable. Pour y voir plus clair, il faudra attendre la publication des résultats annuels, le 28 avril prochain. Aujourd’hui, on sait seulement que le problème est lié à une baisse des ventes en Europe (où Logitech réalise 40% de son chiffre d’affaires, ndlr) mais nous n’avons pas reçu d’autres explications. Nous ne savons même pas quels pays et quelles catégories de produits sont concernés.»

Sans grande surprise, l’alerte sur les résultats a fait plonger l’action de Logitech à la Bourse. Le jour même de l’annonce, le titre avait perdu 15% à la clôture. Plus inquiétant: la chute se poursuit depuis, l’action s’établissant désormais à un peu plus 12 francs (contre près de 42 francs en janvier 2008, avant la crise économique mondiale).

Mais pour Logitech, les ennuis ne s’arrêtent pas là… Dans un contexte déjà peu favorable, l’entreprise a vu deux de ses employés suspectés de délits d’initiés à la suite de l’annonce du 1er avril. Comme l’ont indiqué les autorités de la Bourse suisse SIX, deux cadres de la société ont en effet cédé d’importants paquets d’actions Logitech à la suite des pronostics optimistes du 9 novembre — qui avait eu pour effet d’entraîner un bond du titre de 10% — et avant que l’annonce du 1er avril n’inverse complètement la tendance.

Dans le détail, six transactions d’une valeur allant de quelques centaines de milliers de francs à près de 1,5 million de francs ont été effectuées entre le 9 novembre et le 3 décembre, alors que l’action Logitech valait encore plus de 20 francs. Ces évènements ont eu suffisamment d’écho pour que le CEO de Logitech, Gerald Quindlen, s’exprime publiquement sur la question. Dans le journal Le Temps du 13 avril, il a détaillé les motifs de ces transactions, arguant, dans le premier cas, que l’ex-responsable du marketing David Henry avait été contraint de se séparer de ses actions Logitech dans un délai de trois mois après son départ en automne, et dans le second cas, celui de Julien Labrousse, qu’il avait revendu ses actions pour pouvoir payer ses impôts dus aux Etats-Unis, ayant choisi de quitter la Californie pour s’installer à Lausanne. Quoi qu’il en soit, l’épisode a terni l’image de l’entreprise suisse.

Il n’en fallait pas plus pour que Daniel Borel, illustre fondateur de Logitech, sorte de sa réserve pour répondre avec franchise à nos questions. «J’ai eu la chance de prendre ma retraite en janvier 2008, avant la crise économique. Aujourd’hui je ne suis plus dans l’opérationnel, tient-il d’emblée à préciser. L’annonce choc du 1er avril fut aussi une surprise pour moi. Logitech est mon enfant, quand il souffre, je souffre aussi.»

Concernant la communication hésitante du groupe, l’ancien CEO et actuel membre du conseil d’administration n’est pas loin de partager l’avis des analystes: «En l’espace d’une semaine, soit un temps très court, on a appris que les résultats ne seraient pas à la hauteur des attentes. On devine bien que quelque chose n’a pas fonctionné. Mais puisque l’annonce du 1er avril s’est limitée à l’énoncé de chiffres, comme c’est la règle aux Etats-Unis (ndlr: Logitech est listée au Nasdaq), il faudra patienter jusqu’à la publication officielle des résultats pour en savoir davantage. Cela ne correspond pas à la culture européenne, où l’on détaille plus volontiers, constate Daniel Borel. Dans un monde devenu très uniformisé, on en oublie parfois le bon sens.»

Face aux soupçons de délit d’initié, l’ancien CEO fait bloc avec la direction de l’entreprise: «Avant d’acheter ou de vendre des actions Logitech, les employés doivent obtenir l’aval de notre service légal, qui applique des règles très strictes. Je trouve inconvenant de jeter ainsi l’opprobre sur deux de nos cadres alors qu’il n’y a aucune preuve qu’ils ont agi de façon malhonnête.»

Quel avenir pour l’entreprise suisse? Si certains analystes commencent à faire état d’une possible restructuration, rien ne justifie non plus un pessimisme excessif. «Logitech a dans son ADN une forte capacité à réagir», affirme Daniel Borel. L’analyste de Vontobel, Michael Foeth, estime aussi que la société a encore les cartes en main pour ajuster son offre: «Au cours des dix dernières années, ils ont montré qu’ils savaient se réinventer.»

Pour maintenir sa croissance, Logitech cherche notamment à occuper le terrain de la télévision numérique, ainsi que celui de la visioconférence, un domaine qui représente déjà 10% de son chiffre d’affaires. «Il s’agit d’un axe de développement très important, dit Daniel Borel. L’acquisition en novembre dernier, pour 400 millions de dollars, de la société LifeSize, spécialisée dans le marché professionnel de la vidéoconférence, nous place en bonne position. Nous croyons aussi beaucoup au salon digital. Et dans ce domaine, nous avons une longueur d’avance et une expérience unique: notre télécommande universelle Harmony, qui permet de piloter plusieurs appareils audio et vidéo, offre à Logitech un point d’entrée décisif sur ce marché.» Le lancement l’an dernier aux Etats-Unis de Google TV, une plateforme internet de télévision numérique dont Logitech fournit le boîtier, permet également à la firme suisse de se profiler sur ce marché. Ce nouveau produit aurait généré pour 23 millions de recettes dans les trois mois après son lancement. Un chiffre certes encore modeste comparé aux 600 millions de francs actuellement que rapportent les ventes de souris, mais qui se révèle prometteur.

Sur le front des accessoires pour iPad, Logitech ne se résigne pas non plus à laisser le champ libre à Apple: cette semaine aux Etats-Unis, il lance ainsi le Keyboard Case, un étui pour l’iPad comportant un clavier Bluetooth, au prix de 99 dollars.

«Le marché a changé. Il y a un an, l’iPad n’existait même pas. Il faut donc se battre encore et encore, conclut Daniel Borel. Rien de très nouveau pour Logitech qui, depuis trente ans, innove sur un marché très concurrentiel. Je peux comprendre les craintes actuelles des analystes mais je veux croire que, dans un an, on parlera d’une tempête dans un verre d’eau. En tout cas, la passion est intacte.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.