KAPITAL

La finance selon la charia

Pour satisfaire leurs clients moyen-orientaux, toujours plus de banques suisses se dotent d’un département de finance islamique. Cette gestion de l’argent basée sur le droit musulman est promise à une belle croissance. Explications.

Pas d’intérêt, pas de spéculation et des risques partagés: après la débâcle des «subprimes», la finance islamique apparaît rassurante. Cette gestion de l’argent se base sur les préceptes du Coran, qui interdit formellement l’intérêt. «Ceux qui bénéficient d’intérêts seront bannis, comme ceux que le démon a rendu fous», peut-on lire dans le livre saint des musulmans.

Le Coran, duquel est tirée la «charia», le droit musulman, condamne avec la même véhémence la spéculation et les investissements dans les secteurs jugés impurs: armes, porc, alcool, jeux d’argent et de hasard, pornographie. L’argent ne doit pas servir à fabriquer de l’argent, mais à favoriser le commerce et la production. «La finance islamique n’a rien à voir avec le virtuel. Toutes les transactions ont un lien avec la réalité», explique Fares Mourad, directeur du département de finance islamique de la Banque Sarasin.

Avec plus de 1’000 milliards de dollars en gestion et un taux de progression annuel qui s’élevait à 15-20% avant la crise, la finance islamique s’affirme comme une part non négligeable de la finance mondiale, dont on estime généralement qu’elle pèse 32’000 milliards. Ceux qui, en Suisse, se sont lancés dans cette aventure regardent l’avenir avec confiance. «Je ne vois aucune raison pour que cette progression s’arrête dans les cinq années à venir», assure Fares Mourad.

La banque privée bâloise possède une gamme de produits très complète: gestion d’actifs, prévoyance individuelle, produits structurés, etc. D’autres institutions helvétiques tentent de s’engouffrer sur ce marché. UBS a lancé en 2009 une offensive pour conquérir les fortunes du Golfe avec des produits islamiques. Julius Baer, Pictet, et plus récemment LODH, se sont également avancés sur ce terrain prometteur en proposant leurs services, y compris dans les pays concernés.

Des premiers pas encore trop timides selon le consultant spécialisé en finance islamique John Sandwick, basé à Genève: «Lorsque je discute avec des banquiers genevois, ils me disent que leurs clients arabes ne demandent pas souvent leurs produits islamiques, mais c’est parce qu’ils ne couvrent pas suffisamment leurs besoins. Prenons l’exemple d’une femme de Djeddah qui veut confier à une banque privée toutes ses économies pour les vingt prochaines années. Naturellement, elle ne se satisfera pas d’un simple fonds d’investissement! Elle souhaitera, à l’image de ce qu’on peut lui offrir en finance conventionnelle, un portfolio complet de produits.»

Pourtant, les fortunes arabes ap­précient la Suisse et particulièrement Genève, non seulement pour leur villégiature, mais aussi pour y déposer leur argent. On estime qu’aujourd’hui la place financière suisse gère entre 200 et 300 milliards de dollars d’actifs arabes, en grande majorité selon les règles de la finance conventionnelle. Proposer aux clients des véhicules financiers qui correspondent à leurs valeurs apparaît donc une stratégie avisée, d’autant plus que d’autres grandes places financières comme Hong Kong ou Londres sont très actives dans le domaine. «D’ici à dix ans, toutes les banques suisses seront dotées de leur département de finance islamique, prophétise Fares Mourad de la Banque Sarasin. Non seulement parce que le Moyen-Orient est un grand marché, mais aussi pour conserver leurs clients actuels. Si ces derniers changent leurs préférences et refusent l’intérêt pour des raisons religieuses, les banques doivent être à même de leur proposer une alternative.» Et de poursuivre: «Nous avons l’avantage en Suisse d’une longue expérience dans la gestion de fortune, d’une ingénierie financière très élaborée et d’une connaissance importante de la finance islamique qui surpasse parfois celle des banques arabes.»

Le manque de personnel qualifié ralentit certainement le développement de la finance islamique en Occident. On ne trouve en Suisse pour l’instant aucune formation spécifique. La France est de ce point de vue beaucoup plus en pointe. «Nous avons lancé notre master qui compte une trentaine d’étudiants il y a deux ans, relate Michel Storck, juriste et fondateur du master en finance islamique conjoint de l’Ecole de management et de l’Université de Strasbourg. Depuis, quatre ou cinq hautes écoles et universités nous ont emboîté le pas dans le pays.» Les premiers diplômés du programme strasbourgeois ont trouvé sans la moindre difficulté un emploi tant la demande pour des connaissances spécifiques est forte.

Autre obstacle lié à la finance islamique: l’obligation de faire certifier par des théologiens musulmans le caractère halal de leurs produits. «Les banques doivent faire appel à un conseil de la charia qui fonctionne comme un cabinet d’audit indépendant. Les «charia boards» vérifient la conformité avec le droit musulman des produits mis en circulation par les banques. Or les savants qui composent ces conseils ne sont pas légion car ils doivent être à la fois docteurs en théologie et docteurs en finance, une double spécialisation très rare. Ils exercent par conséquent une activité très lucrative.» Les contrôles effectués par ces docteurs très recherchés sont draconiens. En cas de non-respect de certaines règles, les banques sont sommées de neutraliser l’opération, sous peine de perdre leur label «finance islamique».

Aujourd’hui présente dans 80 pays, la finance islamique est même représentée par des établissements sur sol européen à l’image de l’Islamic Bank of Britain (IBB). Créée en 2004, cette institution gère les avoirs de 50’000 clients musulmans basés sur sol britannique. Preuve que le marché n’est peut-être pas encore assez mûr en Europe pour ce type de finance, elle n’est pas parvenue à sortir des chiffres rouges. Elle ne doit sa survie qu’à l’intervention de la Qatar International Islamic Bank qui a injecté 20 millions de livres cet été. «C’est un cas particulier. IBB a souffert d’un manque de capitaux substantiels. Ses clients se sont aussi plaints de ne pas bénéficier des services attendus», analyse John Sandwick.

Si l’offre semble précéder la demande en Europe, les spécialistes s’accordent pour dire que ce type de finance doit être disponible. «Si des fonds souverains arabes souhaitent investir dans des projets d’urbanisme comme le Grand Paris, il faut pouvoir leur proposer ce type de produits», déclare Michel Storck. Les chances de séduire au-delà de la clientèle musulmane apparaissent pour leurs parts assez minces, même si quelques individus sont tentés par ce modèle non spéculatif. «La dimension religieuse n’est pas l’unique critère, estime Fares Mourad. En Angleterre, on trouve des investisseurs qui choisissent ces produits financiers parce qu’ils leur assurent un standard de responsabilité sociale. En investissant dans la finance islamique, on se soucie de l’aspect humain.»
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Mahomet l’inspirateur

L’histoire de la finance islamique remonte à Mahomet. Mais il s’agissait alors plutôt d’une forme d’économie monétaire robuste, à mi-chemin entre le troc et la finance. Son réel démarrage date des années 1970. On fonde alors des fonds d’entraide pour financer les voyages des pèlerins à La Mecque, en Malaysie notamment. Dans le même temps, tous les pays du Golfe voient naître une banque islamique sur leur sol: Dubai Islamic Bank à Dubai en 1975, Kuwait Finance House au Koweït en 1977, Bahrain Islamic Bank à Bahreïn en 1979, etc.

Ce développement du système financier islamique coïncide avec l’augmentation des revenus du pétrole. Les nouvelles fortu­nes qui se constituent cherchent à investir leur argent en accord avec leur pratique religieuse. En Iran, la Révolution islamique va même imposer à tous les établissements financiers de se plier à la charia, ce qui en fera, de facto, le plus important centre mondial de finance islamique. En 2008, l’Iran était de loin le premier pays avec 29­­­3 milliards sous gestion devant l’Arabie saoudite (128 milliards), selon une étude de The Banker.
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Soukouks et moucharakas

Parmi les produits compatibles avec la charia, on trouve les fameuses «soukouks», des obligations adossées à des actifs. Les fonds recueillis auprès des investisseurs sont transférés vers une société dédiée, un fonds commun de créances, qui va se charger de réaliser les investissements et de recueillir les revenus de ces placements pour les transférer ensuite aux investisseurs. Lors de ces montages financiers, le souscripteur n’a généralement aucun droit de propriété sur le bien adossé, ce que nombre d’investisseurs naïfs ont découvert à leurs dépens lors de la récente débâcle de Dubai que des «soukouks» arrivées à échéance ont déclenchée. Comme les actions, les «soukouks» ne sont donc pas à l’abri d’entreprises qui vont mal.

Différents modes de financements avec partage des risques entre investisseurs et entrepreneurs sont possibles. Lors d’une «moucharaka», les deux parties partagent pertes et profits. Dans le cas d’une «Mudarabah», en revanche, les entrepreneurs ne sont pas pénalisés en cas d’échec, seuls les bailleurs de fonds devant apporter du capital, une autre spécificité de la finance islamique.

Comme elles n’ont pas le droit de percevoir des intérêts, les banques génèrent leurs revenus par des systèmes de commissions. Par exemple, elles achètent puis revendent immédiatement des produits majorés que les investisseurs paient par tranches à terme. «Pour les établissements financiers, les marges sont comparables à celles qu’ils connaissent dans la finance conventionnelle», assure Michel Storck.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine.