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L’art délicat de se tirer une balle dans le pied

A chaque votation, c’est pareil: clivage à tous les étages et panique à bord. Comme si les habitants de ce pays devaient se réduire à des robots identiques, asexués, sans âge et au garde-à-vous devant les beaux principes d’une modernité de plus en plus désarmée.

Ainsi donc il y aurait en Suisse des villes et des campagnes, des hommes et des femmes, des francophones et des alémaniques, des jeunes et des vieux. Stupéfiante découverte. Plus stupéfiant encore, tous ces gens-là ne pensent pas exactement la même chose. A chaque votation ou presque, c’est pareil: on parle de clivages quand il y aurait d’abord à souligner et célébrer une pittoresque diversité. Encore heureux que nos amis les Suisses-allemands aient leur sensibilité propre, les vieux leurs lubies bien à eux, les femmes leur vision du monde, les citadins leurs préjugés et les villageois les leurs.

Ce que l’on reproche en réalité, chaque fois ou presque, à la majorité germanophone de ce pays, c’est d‘être trop nombreuse, autrement dit exactement d’être ce qu’elle est: la majorité. Une majorité qui, comme toutes les majorités, gagne généralement les votations au scrutin justement nommé majoritaire.

Il a été question aussi à propos donc de ce rejet de l’initiative socialiste sur les armes d’une victoire de la tradition et du conservatisme contre la modernité. Sauf que cette modernité-là a donné les verges pour se faire battre. Elle s’est en effet revendiquée et décrite elle-même plus violente, plus dangereuse que le temps jadis — donc moins idéale, moins parfaite. Trop violente, nous expliqua-t-on, pour que désormais l’on puisse encore laisser le choix des armes au citoyen-soldat, au collectionneur, au chasseur et à dieu sait encore quels autres allumés de la gâchette. Le fusil à la maison, du coup, est apparu comme le symbole d’un âge d’or, d’un temps pacifié, responsable, et la modernité gargarisante a été renvoyée à sa propre prétention, à son propre échec, à sa propre barbarie.

Ce n’est pas non plus évidemment à un «plébiscite de l’armée» que l’on on a assisté dimanche dernier, encore moins des hordes de chasseurs et des sociétés de tirs. Ces gens-là soldats, chasseurs et tireurs, se révèlent certes particulièrement visibles et bruyants. Mais à qui voudrait–on faire croire que dans la Suisse de 2011 les tireurs, les chasseurs et les fondus d’armée soient réellement majoritaires?

Enfin, tant qu’à voir des clivages partout, pourquoi ne pas rajouter celui-ci, ni plus stupide ni plus faux qu’un autre, mais tout aussi artificiel: la votation sur les armes a consacré la défaite des cantons protestants — Genève, Vaud, Neuchâtel et Zurich, tous favorables à l’initiative, contre un bloc catholique et guerrier armé jusqu’aux dents et cramponné à ses sabres et goupillons.

Si ce scrutin anecdotique n’a entériné la victoire de personne, il a sûrement vu la défaite d’une arrogance particulière et supplémentaire. Celle de vouloir décréter le nombre acceptable d’homicides et de suicides, et surtout d’avoir mis dans le même panier les deux évènements. Comme si homicide et suicide étaient une seule et même chose.

Comme si le rôle de l’Etat et de la police étaient les mêmes face aux assassinats et aux morts volontaires. Comme si on ne savait pas, au moins depuis les sages de l’antiquité gréco-romaine, que le suicide est la liberté ultime de l’être humain, la seule sans doute qui ne regarde que lui et lui seul.

Il suffisait de relire, mettons, Sénèque: «Pour sa vie, on a des comptes à rendre aux autres, pour la mort, à soi-même. La meilleure mort? Celle qui nous plaît. La Fortune peut tout pour celui qui est en vie, elle ne peut rien contre celui qui sait mourir.» Voilà sans doute qui a achevé de mettre la belle, la fière modernité désarmée à terre: en plus d’être synonyme de violence et d’insécurité, elle est apparue aussi sous les traits peu ragoutants d’une hydre liberticide.

Et c’est ainsi très probablement qu’elle s’est tiré une jolie balle dans le pied.