La recherche scientifique n’a jamais pu démontrer de rapport entre jeux vidéo et passage à l’acte. Les politiciens suisses, eux, visent une prohibition. Explications.
«Army of Two», «Grand Theft Auto» et «Resident Evil» poussent-ils leurs fans à la bagarre, au viol ou au meurtre? La question se pose depuis les débuts du jeu vidéo, mais la Suisse est l’une des seules nations à vouloir y répondre de manière radicale.
Le 30 avril 2009, la députée socialiste bernoise Evi Allemann déposait au Parlement une motion visant à interdire au sein de la Confédération «la production, la publicité, l’importation, la vente et la diffusion de programmes de jeux» violents. Sa proposition a été acceptée par le Conseil des Etats et le Conseil national et un projet de loi devrait donc voir le jour d’ici à 2012.
Les connaisseurs, eux, sont révoltés par cette volonté de censure. «C’est ridicule, dit Philippe Nantermod, 26 ans, vice-président des Jeunes radicaux suisses et ancien chroniqueur sur le sujet. Les recherches n’ont pas démontré que les jeux vidéo poussent les jeunes à commettre des agressions.»
Du côté des scientifiques, le débat est tout aussi passionné. Dès les années 2000, le psychologue américain Craig Anderson, directeur du centre d’étude de la violence dans l’Iowa, a montré que les jeux vidéo violents augmentent, à court et moyen terme, l’agressivité de ceux qui les utilisent et diminuent leur empathie vis-à-vis d’autrui. Le plus souvent, la démonstration passe par des tests en laboratoire: des adolescents jouent à des jeux vidéo violents, d’autres à des jeux non violents, puis leurs réactions sont comparées.
En 2005, le psychologue américain Bruce Bartholow démontre que l’encéphalogramme des joueurs met plus de temps à réagir au stimulus d’images cruelles. En 2006, l’équipe de Vince Mathews, dans l’Indiana, a mesuré l’activité cérébrale d’enfants et adolescents après une séance de jeux vidéo et relevé que les fonctions d’inhibition et de contrôle de soi sont alors bien moins sollicitées, tandis que les niveaux d’excitation et d’émotion explosent.
Jouer peut rendre plus agressif, pas plus violent
«C’est évident que devant un jeu, on est stressé, tendu et engagé, remarque Thomas Gaon, psychologue clinicien, doctorant en psychopathologie à Paris et membre de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines. Cela ne veut pas dire que cet état perdure, ni que cette personne passera à l’acte. En vérité, la science humaine n’est pas en mesure de prouver un lien de causalité dans ce domaine, même s’il en existait un.»
Des travaux contredisent la méthodologie et les résultats catégoriques de Craig Anderson. En 2003, le chercheur français Patrick Schmoll conclut que les adolescents font la différence «entre la fiction et la réalité». Professeur assistant à l’Université A&M du Texas, Christopher Ferguson est l’un des plus fervents opposants aux thèses de Craig Anderson. Il affirme dans son article «The School Shooting/Violent Video Game Link: Causal Link or Moral Panic?» que les revues scientifiques ont cédé à la «pression médiatique» en interprétant de manière subjective des résultats peu probants.
Sa dernière méta-analyse, publiée en juin 2010 dans la «Review of General Psychology», montre que la science n’a jamais pu démontrer de corrélation entre violence et jeux vidéo – sauf chez des joueurs affectés, au préalable, par des déséquilibres psychiques. Selon lui, il semblerait même que les jeux vidéo ont tendance à réduire la sensation de dépression et diminuer les sentiments hostiles chez leurs utilisateurs: tailler en pièces un monstre a, sans aucun doute, un effet relaxant.
Mireille Bétrancourt, directrice de l’unité de recherche sur les technologies éducatives à l’Université de Genève (Tefca) souligne que «de nombreux autres facteurs interviennent beaucoup plus que les jeux vidéo dans le phénomène de la violence», comme la maltraitance, le manque d’affection ou la structure familiale. Ces biais ne sont jamais pris en compte dans les recherches, ou très peu. Il est impossible de n’envisager la violence qu’au travers du prisme des jeux vidéo, renchérit Serge Tisseron, psychiatre français et spécialiste des nouvelles technologies, qui vient de publier «L’Empathie au cœur du jeu social» (Albin Michel).
«La violence chez les adolescents s’explique par leur environnement au sens large, c’est-à-dire par tout un ensemble de facteurs, affirme-t-il. La famille, les médias et l’école ont un rôle fondamental car ils sont censés diffuser des messages de solidarité et de compassion. Penser que les jeux vidéo sont responsables relève du fantasme. Et le fait de vouloir les interdire est un acte démagogique de la part des politiciens suisses. En plus, c’est évident que cela ne servirait à rien, car il y a beaucoup de moyens de se les procurer!».
Jeux vidéo et rock’n’roll
Comme Serge Tisseron, beaucoup voient dans ce débat une guerre des cultures, un affrontement générationnel. Les «violent games» ont été désignés responsables de la tuerie de l’école de Columbine aux Etats-Unis, mais de nombreux spécialistes dénoncent une diabolisation. «Arrêtons la paranoïa! Dans les années 1960, le rock était montré du doigt comme un catalyseur de violence à cause des musiciens vêtus de noir, explique Pascal Fillat, rédacteur en chef de la revue «Start2play». Aujourd’hui, c’est le jeu vidéo. A chaque époque son mouton noir… La vérité, c’est que les politiciens ne jouent pas aux jeux vidéo.»
En outre, le marché n’est pas vierge de toute régulation. Face aux critiques des parents et aux faits divers macabres mettant en jeu des adolescents joueurs, les éditeurs et les fabricants ont élaboré un code de conduite à l’usage des consommateurs. Lancée en 2003, la norme PEGI (Pan European Game Information) existe en Europe et en Suisse. Tout comme les avertissements pour les films, un âge conseillé est mentionné sur l’emballage du produit. Mais le respect de cette mesure n’est pas obligatoire.
Les commerçants jouent-ils le jeu? «Pas toujours, répond Nicolas Akladios, porte-parole de la SIEA, l’association des éditeurs de jeux vidéo en Suisse. C’est pourquoi nous soutenons le renforcement de cette norme sur le plan juridique, afin de la rendre obligatoire, et d’améliorer la protection des mineurs dans le domaine. Pour caricaturer, nous sommes dans la même situation que celle de l’alcool il y a quinze ans.»
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Une version de cet article a été publiée dans le magazine Reflex.