KAPITAL

Quand grand-papa crée sa PME

Les seniors qui lancent leur entreprise réussissent mieux que les jeunes. Ils possèdent de l’expérience, un réseau étoffé, des capitaux et sont libres de charges familiales. Exemples.

Aux Etats-Unis, les entrepreneurs seniors sont des stars. Le site du magazine Inc., une publication destinée aux chefs d’entreprises, élit d’ailleurs chaque année les «8 octogénaires les plus cool des Etats-Unis». Parmi eux, Lisa Gable, 84 ans, a lancé son business de lingerie à 71 ans. Phyllis Apple, 84 ans également, était fraîchement retraitée lorsqu’elle a lancé sa société de relations publiques près de Miami. Quant à Jeno Paulucci, 89 ans, il gère toujours les différentes marques du secteur alimentaire qu’il a lancées en 1990.

Selon le Département américain des statistiques du travail, le pourcentage d’indépendants dans la catégorie d’âge comprise entre 55 et 65 ans a augmenté de 33% en 2008. Ils ont largement dépassé le nombre de jeunes entrepreneurs qui se lancent entre 25 et 35 ans. La crise, qui a entraîné des licenciements massifs chez les seniors et a fait fondre leurs épargnes, explique largement ce phénomène. D’autres facteurs, comme l’allongement de la vie en bonne santé et l’envie de se réaliser dans un projet, y participent. Ils existent aussi en Suisse, où la situation économique des retraités est évidemment peu comparable à celle des Etats-Unis.

Mathias Rossi, professeur à la Haute Ecole de gestion de Fribourg, est l’auteur de l’unique étude suisse sur l’entrepreneuriat des seniors. Ses recherches ont analysé la période allant de 2005 à 2007: «On est passé de 2,4% d’entrepreneurs seniors en 2005 à 6% en 2007. C’est une augmentation significative.» Tout indique que cette croissance s’est poursuivie depuis, d’autant que l’étude Mathias Rossi a montré que les entreprises des plus de 55 ans possédaient un taux de réussite supérieur à celles créées par les jeunes.

«Les seniors se trouvent souvent dans une excellente position pour créer une entreprise: ils possèdent de l’expérience, un réseau étoffé, des capitaux et sont libérés des charges familiales», poursuit le professeur. Le portrait type de l’entrepreneur senior suisse est un homme disposant d’une formation et d’un revenu supérieur. «Il y a beaucoup moins de femmes, souligne Mathias Rossi. Ces générations de femmes ont été moins actives sur le marché du travail et ne disposent souvent ni de modèles ni d’un réseau étoffé.»

Malgré de bons taux de réussite, les entrepreneurs seniors restent une minorité en Suisse. «La retraite est encore associée chez nous à la notion de loisir, commente Mathias Rossi. Beaucoup manquent de motivation pour s’investir.» Une situation qui devrait évoluer, selon Xavier Comtesse, directeur d’Avenir Suisse: «L’entrepreneuriat représente une excellente solution pour les 60 ans et plus, car il leur offre indépendance et flexibilité. De toute manière, la vie active va se prolonger dans les années à venir car l’espérance de vie a augmenté de dix ans depuis l’instauration de l’AVS en 1948. C’est énorme! Penser que la situation actuelle peut perdurer est une illusion.»

Pour Guy Bovey, directeur d’Avantage, un programme de ProSenectute qui soutient les travailleurs de plus de 50 ans, l’entrepreneuriat ne pourra jamais concerner une majorité de retraités: «Ils n’ont pas tous les compétences et la santé nécessaires. Il faut aussi leur faire prendre conscience des risques qu’il peut y avoir à griller son deuxième pilier dans une affaire qui tourne mal. Nous devons créer des structures spécifiques qui soutiennent les seniors dans une démarche entrepreneuriale.»

Les seniors rencontrent en effet des obstacles au moment de créer leur entreprise: des difficultés pour obtenir un prêt bancaire, des pièges fiscaux résultant de l’exercice d’une activité lucrative conjointement à une rente, le manque de certaines qualifications ou encore les stéréotypes associés aux personnes âgées, comme le manque de dynamisme ou de maîtrise des technologies. Alors que des structures de soutien pour les entrepreneurs de plus de 60 ans ont été créées ces dernières années aux Etats-Unis et en Angleterre, elles font défaut en Suisse. Un manque à combler?

Les entrepreneurs rencontrés ne semblent pas s’en plaindre. «J’ai bénéficié de soutien, raconte Christian Udasse, directeur de Mécan-Découpe (lire le témoignage ci-dessous). De toute manière, à un moment donné, il faut se débrouiller seul et faire confiance à son instinct pour prendre les bonnes décisions.» Se sentent-ils parfois en décalage avec leurs contemporains?

«J’ai de nombreux amis de mon âge qui se consacrent intensivement à leur passion durant la retraite, qu’elle soit sportive ou artistique, confie Rudolf Farkas, fondateur de Rudicubes (lire témoignage). De mon côté, je réalise simplement des choses dans mon domaine d’intérêt, l’informatique. Les logiques sont similaires.»
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«Je ne prends rien pour acquis»

Christian Udasse, 71 ans, directeur de Mécan-Découpe

«Tant que j’aurai de l’enthousiasme et de la santé, je continuerai. Passer ma vie en vacances ne m’intéresse pas.» Le débat sur l’âge de la retraite n’intéresse pas non plus Christian Udasse, fondateur et patron de Mécan-Decoupe, une PME de 15 personnes spécialisée dans la mécanique de précision. «Les autres font ce qu’ils veulent, moi je veux continuer à travailler. Lorsque j’ai été mis en préretraite à 58 ans, j’ai cherché du travail sans succès. En tant qu’ingénieur avec une longue expérience, j’étais trop compétent. L’inactivité me pesait, j’ai commencé à souffrir de maux de dos, alors que j’étais toujours en parfaite santé jusque-là. J’ai donc décidé de me lancer à mon propre compte. Comme par miracle, mes douleurs dorsales ont disparu!»

Dans ses bureaux situés dans la zone industrielle de Meyrin, Christian Udasse s’active comme un diable pour motiver ses ouvriers, dont une bonne partie a aussi dépassé l’âge de la retraite. «Ils travaillent pour le plaisir ou pour mettre du beurre dans leurs épinards. Leur expérience m’est très précieuse!» Le septuagénaire est également secondé par sa femme pour les tâches administratives.

«Quand j’ai monté cette affaire, on m’a dit que j’étais fou et que je n’aurais que des problèmes. Pourtant, j’ai été soutenu par l’Office de promotion économique de Genève et par UBS, qui m’a accordé un prêt, parce que mon projet tenait la route.» Et les résultats lui donnent raison: dès le départ, les affaires marchent bien pour Mécan-Découpe, qui se crée un réseau de clients stables sur Genève et l’Arc lémanique.

Le secret de Christian Udasse? «Je n’ai aucun modèle, à part Nicolas Hayek et Christoph Blocher, qui sont de grands entrepreneurs et qui disent tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Je ne prends rien pour acquis, je demande toujours le pourquoi des choses, que ce soit à mon banquier ou à mes ouvriers. Et puis, je garde en permanence un œil sur mes finances, je sais à l’heure près ce qui rentre et ce qui sort.» Cette formule réussit au patron de Mécan-Découpe, qui se voit à la tête de son entreprise pour les prochaines années et n’envisage pas encore de succession.
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«J’ai créé une application iPhone à 72 ans»

Rudolf Farkas, 72 ans, fondateur de Rudicubes

Sourire jovial, Rudolf Farkas tapote sur son iPhone avec l’agilité d’un geek adolescent. A une différence près: il vient de fêter ses 72 ans. Cet ingénieur informaticien genevois n’est pas peu fier de l’application iPhone qu’il commercialise sur l’App Store depuis le printemps dernier, le Cubz. Ce jeu de casse-tête s’inspire du Taquin. Son but consiste à remettre dans l’ordre des cubes numérotés, le plus rapidement possible et en un minimum de coups.

S’il a dû faire l’effort d’apprendre un nouveau langage de programmation pour créer le Cubz, Rudolf Farkas bénéficie d’une longue expérience d’ingénieur informaticien. Il a travaillé les vingt-cinq dernières années de sa carrière pour la société américaine Le Croy, jusqu’à 70 ans. «En 2009, en raison de la crise, ils n’avaient temporairement plus de mandat pour moi, raconte Rudolf Farkas. Mon fils, ingénieur également, m’a fait découvrir l’iPhone et je me suis lancé dans l’aventure.»

Si Rudolf Farkas profite de sa retraite en pratiquant assidûment la randonnée à ski, il ne s’imagine pas arrêter de travailler: «Mon travail a toujours représenté une passion. C’est naturel pour moi de continuer à m’intéresser à l’informatique.» Après plusieurs mois de programmation sur le Cubz, Rudolf Farkas s’est rendu à la réunion mensuelle du groupe des Développeurs iPhone de Suisse romande, qu’il a découvert grâce à Facebook. «La moyenne d’âge des participants était de 30 ans. Mais j’ai l’habitude d’être le plus âgé de mes collègues!»

Rudolf Farkas convainc les participants avec son prototype. Il va même s’associer à l’un d’eux, Bertrand Dufresne, pour créer Rudicubes, la structure qui commercialise le Cubz. Ils engageront ensuite un troisième collaborateur. Quelques mois après le lancement du Cubz, Rudolf Farkas est satisfait: «Nous en avons vendu plusieurs milliers et avons eu droit à des articles jusqu’en Russie! Et heureusement que je ne compte pas dessus pour vivre.»

Le Cubz coûte 2,20 francs sur l’App Store, qui perçoit 30% de redevance. Cela ne diminue pas l’enthousiasme de Rudolf Farkas: «On nous a proposé de travailler au développement d’autres jeux. Ce serait plus rentable. Dès que j’aurai une nouvelle idée d’application, je n’hésiterai pas à recommencer.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.