Chaque jour de nouvelles révélations alimentent le feuilleton Bettencourt-Woerth. La vieille dame en a vu d’autres. Flashback.
Dans une République qui n’a jamais été avare d’affaires d’Etat ni de scandales à rebondissements, le tintement de plus en plus tintinnabulant des sous tombant dans des poches de ministres a rarement été aussi assourdissant. Mais il faut reconnaître que le gracieux ballet d’Eric Woerth et de son épouse autour de l’argent d’une vieille dame de 88 ans, dont la fortune est évaluée à quelque 17 milliards d’euros, a quelque chose d’inédit.
L’image du père fouettard de l’évasion fiscale quémandant un emploi à 200’000 euros (+ voiture de fonction) pour sa femme auprès du premier larbin de la riche rentière ébahit. Vous les voyez partir en week-end pour leur chalet de Chamonix, chacun assis à l’arrière de sa limousine noire, pianotant sur leur portable en sirotant du champagne tout en incitant les chauffeurs à se dépasser mutuellement? Du grand art! Très éloigné toutefois de celui du romancier et photographe François-Marie Banier, accusé d’avoir trait près d’un milliard d’euros à sa vieille amie, qui agit lui avec la finesse d’un homme de culture.
Tout ce petit monde fait depuis quelques semaines profil bas. Sauf la vieille dame qui fait face avec aplomb. Il faut dire que Liliane Bettencourt en a vu d’autres. Née en 1922 dans les beaux quartiers de la capitale, elle baigne dès sa jeunesse dans la politique et les affaires. Son père Eugène Schueller est un homme hors pair, inventeur et entrepreneur, fondateur en 1909 d’une société au nom délicieusement suranné, la Société Française de Teintures Inoffensives pour Cheveux.
Le futur succès planétaire de l’affaire est tout entier dans l’inoffensif. Sous le nom de L’Oréal, elle conquerra les femmes de partout, chevelures et corps confondus, gonflant les portefeuilles de la famille de dividendes toujours plus élevés, en augmentation l’an dernier, malgré la crise.
Mais dans l’entre-deux-guerres, Schueller est aussi un grand manitou de l’extrême-droite nationaliste et antisémite française. Sa fille passe sa jeunesse au milieu de conspirateurs, de terroristes dirait-on aujourd’hui, qui n’ont qu’une idée en tête, abattre une République réputée vendue aux francs-maçons et aux juifs. L’organisation de prédilection d’Eugène Schueller est alors le Comité secret d’action révolutionnaire (CSAR), entré dans l’histoire sous le nom de La Cagoule, qu’il finance sans lésiner et qui recourra tant à l’assassinat qu’à la dynamite.
On y retrouve des personnages aussi sulfureux qu’Eugène Deloncle. Juste avant la guerre, les cagoulards peuvent compter sur la sympathie active de jeunes intellectuels de droite qui, après l’effondrement du nazisme, feront de belles carrières à droite comme André Bettencourt ou à gauche comme l’écrivain Claude Roy ou François Mitterrand.
Quand, en 1940, son ami Deloncle fonde le Mouvement social révolutionnaire, un parti fasciste et pronazi, Schueller continue d’apporter son soutien financier. Ses affaires vont bien, sa société, devenue L’Oréal en 1939, quadruple son chiffre d’affaires entre 1940 et 1944. Sa fille Liliane va alors sur ses 20 ans. Homme de convictions, mais trop habile pour mettre tous ses œufs dans le même panier, il noue aussi des relations avec d’authentiques résistants de droite ou de gauche. Il passe ainsi sans trop de difficultés l’écueil difficile de la Libération.
Accusé de collaboration, il parvient à se faire blanchir et obtient même une Croix de guerre et la Légion d’honneur. Il a bien sûr fait jouer ses relations avec François Mitterrand qui avait choisi au moment opportun de quitter Vichy pour passer dans le camp des futurs vainqueurs de la guerre. Pierre Péan a raconté cet épisode dans un livre qui fit quelque bruit à sa parution («Une jeunesse française: François Mitterrand, 1934-1947», Fayard, Paris, 1994, 615 p.). En 1945, Schueller récompense Mitterrand en le nommant à la tête des Editions du Rond Point, une filiale de L’Oréal, dont la publication phare est Votre Beauté, un magasine éminemment féminin dont le futur président dirige la rédaction pendant quelques mois.
En 1950, Liliane Schueller épouse André Bettencourt, un homme qui, contrairement à son proche ami Mitterrand, est engagé politiquement à droite, chez les Indépendants, un parti de gros propriétaires. Commence alors, parallèlement à ses obligations chez L’Oréal, une impressionnante carrière politique. Il sera député, puis sénateur de Seine-Maritime de 1951 à 1995. Curieusement (toujours ces amitiés ambigües datant de la guerre!) c’est Pierre Mendès-France qui, en 1954, le fait entrer dans son gouvernement comme secrétaire d’Etat en charge de l’information. Après le retour de de Gaulle, il rallie les républicains indépendants de Giscard d’Estaing et sera ministre de divers gouvernements de 1966 à 1973.
Pour le couple Bettencourt, ce sont des années fastes. La droite est solidement installée au pouvoir de 1958 à 1981 et quand elle chute, c’est pour faire place à l’ami Mitterrand. Les affaires marchent au mieux. Alors qu’il était ministre de Georges Pompidou, André Bettencourt organise le rapprochement de L’Oréal avec Nestlé, un rapprochement qui dure toujours tant au niveau de l’actionnariat que du conseil d’administration.
Ce n’est qu’en 1995, qu’un scandale, assombrira la vieillesse du couple Bettencourt. Le quotidien Le Monde révèle alors sous la plume d’Edwy Plenel que pendant la guerre le jeune Bettencourt a été un propagandiste très militant de Pétain et de l’antisémitisme dans un journal payé par les occupants allemands. En même temps, Le Nouveau Quotidien des 13, 14 et 15 février 1995 publie une fracassante enquête de Charles Poncet sous le titre «Nestlé, Bettencourt et les nazis». Edités sous forme d’un petit livre ces articles sont toujours disponibles aux Editions de L’Aire.