L’écrivain bâloise a publié son premier roman à l’âge de 22 ans. Aux critiques suisses paternalistes, elle préfère New York.
La Suisse n’aime pas les stars. Pourtant, il en est une qui, apparue il y a trois ans, continue d’enflammer les esprits. Alors qu’elle brille sur le terrain artistique le moins glamour qui soit: celui de la littérature.
Elle s’appelle Zoë Jenny, elle est née à Bâle il y a 25 ans seulement. Elle a publié son premier roman à 22 ans, créant immédiatement un phénomène éditorial. «Das Blütenstaubzimmer» devient un best-seller, aujourd’hui traduit en 23 langues. En français, c’est la prestigieuse Collection blanche de Gallimard qui s’en empare, sous le titre de «La Chambre des pollens».
Vedette en son pays, Zoë Jenny est omniprésente dans la presse. Elle donne des interviews innombrables, elle écrit des articles pour le magazine féminin Annabelle. Avec ses longs cheveux bruns, ses yeux bleu pensif, sa bouche au rouge généreux, elle est belle, elle plaît, on la photographie.
Il y a deux ans, un mini-scandale l’a même entourée. Un écrivain bâlois, Martin Becher, a publié un recueil de nouvelles. Dans l’une d’elles, histoire d’un écrivain raté qui vit avec sa fille, jeune auteur prodige, on a reconnu Zoë et son père, Matthyas Jenny. Becher avait écrit sans avertir ceux dont il s’inspirait, et avant que le premier roman de Zoë ne soit publié. Surtout, il a évoqué, de façon très allusive, un désir incestueux entre le père et la fille. Qui ont intenté un procès à l’auteur alors que le thème ne leur est pas étranger, comme on le verra.
Le deuxième roman de Zoë Jenny, «Der Ruf des Muschelhorns» («L’Appel du coquillage») vient de sortir en allemand, trois ans après le premier. Entretemps, on ne l’avait pas oubliée. Aujourd’hui, tous les journaux alémaniques parlent d’elle. Le magazine Schweizer Illustrierte l’a suivie dans sa ville natale pour un long reportage. Et les critiques alémaniques se déchirent déjà.
Tout le monde reconnaît en elle une écrivain, une vraie. Mais certains veulent clamer que le deuxième livre est beaucoup moins bon que le premier. Parce qu’en Suisse, on n’aime pas les stars. Ou, plus exactement, on aime parfois en créer une pour la remettre tout aussitôt en question. Surtout si elle est jeune: le ton devient immédiatement paternaliste. D’ailleurs, en Allemagne, les critiques ont aimé le deuxième roman de Zoë Jenny sans lui chercher des poux.
Les lecteurs, eux, ont fait leur choix. «Der Ruf des Muchelhorns» se vend déjà très bien. Lorsque Zoë Jenny est venue le promouvoir en Suisse il y a deux semaines, elle a donné des lectures publiques devant des salles bondées. Pourquoi un tel succès? Parce que Zoë Jenny est l’écrivain d’une génération. La sienne.
Personne, avant elle, n’avait su décrire les rapports infiniment ambivalents entre des parents issus de la génération de 68 et leurs enfants. Qui doivent se débrouiller avec des géniteurs démissionnaires, volontairement «copains» plutôt que père ou mère. Voire même carrément absents.
Zoë Jenny ne juge pas, elle témoigne. Comme elle le dit, elle habite dans «chacune de ses phrases»; son «moi» disparaît dans celui de ses personnages. Elle parle de conflits, de départs, de morts, parce que «c’est cela qui constitue la vie». Elle écrit dans un style épuré, lapidaire, qui emprunte ses techniques au cinéma. Elle construit des épisodes denses, séparés les uns des autres par de grands sauts temporels: ses coupures sont sa technique de montage, elles donnent son rythme à sa prose. Et lorsqu’elle décrit, elle esquisse, balaye l’espace pour laisser au lecteur la charge de remplir les vides par son imagination. «Lorsque j’écris, je suis une caméra.»
Zoë Jenny devient ainsi l’écrivain d’une génération, de celle qui a vingt ans aujourd’hui, par son style qui emprunte au cinéma tout en soignant une langue proche de la poésie, et par les histoires qu’elle raconte. Elle se distancie en cela radicalement des recherches formelles post-structuralistes européennes. D’ailleurs, les écrivains qu’elle aime sont américains: Faulkner, Tennessee Williams, Hemingway, ceux qui racontent, ceux qui doivent raconter pour pouvoir vivre.
Elle aussi, on le sent, doit écrire pour pouvoir vivre. Et elle écrit en partant d’elle-même, très directement, sans tomber dans l’autobiographie oiseuse. Elle qui a vécu avec son écrivain de père, alors que sa mère les avait abandonnés lorsqu’elle n’avait que trois ans, parle de ce sentiment de perte, d’errance, sans régler de comptes. C’est un fait, elle appartient à cette génération qui doit comme accoucher d’elle-même. Point final. Ou, plutôt, point de départ.
L’héroïne de «La Chambre des pollens» est une adolescente, fille d’un écrivain sans succès et d’une mère qui les a abandonnés pour se consacrer à ses futures amours. Elle doit elle-même trouver sa voie, inventer ses propres «re-pères». Si elle livre ses errances et ses confusions, l’héroïne jamais ne juge ni ne revendique.
On est loin d’une littérature militante, loin du formalisme. En cela, Zoë Jenny est profondément moderne. Elle l’est aussi lorsqu’elle ose aller au plus loin dans l’exploration des sentiments, jusqu’à l’interdit de l’inceste, qu’elle évoque avec pudeur mais sans fard, comme une part de la complexité humaine. Elle parle, sans jugement moral ni horreur, d’un désir d’inceste, mais qui n’est jamais commis ou plutôt vécu, du moins entre parents génétiques.
«L’Appel du coquillage» poursuit cette quête de la complexité humaine, mettant en scène là aussi une jeune héroïne délaissée par sa mère, qui passe par l’orphelinat et le mutisme avant d’être adoptée par une riche famille. Où, là également, la mère a choisi sa carrière, suscitant, par son absence, le désir de son fils.
Zoë Jenny explore sans fioriture des territoires que peu d’écrivains osent aborder. Parce qu’elle les porte en elle. Parce que l’écriture lui permet, comme elle le dit, de voyager d’une question à une autre, en sachant que le voyage n’aura jamais de fin. C’est pour cela qu’elle fascine et séduit, qu’elle peut être aussi proche des lecteurs et, aussi, agacer certains critiques. Ce qui est le propre des stars.
Mais Zoë Jenny ne se laisse faire, ni séduire par les sirènes du succès. Elle sait que la Suisse n’aime pas les stars. «Ici, on est jaloux du succès. On essaie de maintenir les gens dans une petitesse mentale», dit-elle. Alors, tout en gardant un appartement à Bâle, elle préfère être perpétuellement en route, avec sa valise. Tout en ayant un lieu favori: New York, ville où elle respire la liberté. Une liberté donnée par ceux qui arrivent là pour vivre et réussir, et qui n’ont «pas de temps pour la jalousie».
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Zoë Jenny, «Das Blütenstaubzimmer» ou «La chambre des pollens»
«Der Ruf des Muschelhorns» (Frankfurter Verlagsanstalt)
Martin Roda Becher, «Abschiedsparcours» (Axel Dielmann Verlag, 1998)
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Sandrine Fabbri, journaliste et critique de théâtre, vit à Zurich. Elle collabore régulièrement à Largeur.com.