KAPITAL

La PME suisse qui habille les gratte-ciels internationaux

Spécialiste des façades métalliques sur mesure, la société vaudoise Félix Constructions exporte son savoir-faire en terres étrangères. Après Bilbao, la PME intéresse les Emirats arabes et l’Amérique du Sud.

Soigneusement rangées dans des châssis métalliques, des dizaines de plaques de verres reposent devant les ateliers de Félix Constructions dans la zone industrielle de Denges (VD). D’ici à quelques jours, elles partiront pour l’Espagne, où chacune d’entre elles s’élèvera dans les airs pour s’installer sur la façade de la Tour Iberdrola: un gratte-ciel de 165 mètres de hauteur actuellement en construction à Bilbao et qui abritera le siège de la société du même nom, le leader mondial de la production d’énergie éolienne.

Pour recouvrir les 48’000 m2 de façade du bâtiment à l’architecture spectaculaire (il ne comporte pas deux fenêtres aux dimensions identiques!), l’entreprise vaudoise travaille depuis près d’une année sur le minutieux développement et l’assemblage de chaque pièce de l’ouvrage. Pour respecter les délais, le rythme est soutenu aussi bien à Denges que sur place. «Nous terminons un étage par semaine, précise Edgar Joffré, directeur générale de l’entreprise vaudoise. D’ici à la fin de l’année, la tour devra être achevée.»

Grâce à ce contrat qui lui rapportera 50 millions de francs suisses, Félix Constructions a décroché — en termes de taille et de revenu — le mandat le plus important de son histoire. Mais surtout, son rayonnement international s’est largement intensifié. «Depuis le début des travaux, nous avons été contactés pour des projets en Italie, en France, dans les Emirats Arabes et en Amérique du Sud, détaille le directeur. La Tour d’Iberdrola a vu le jour en plein crise, elle se situe juste à côté du magnifique musée d’art contemporain Guggenheim et elle est conçue par le célèbre architecte César Pelli (à l’origine de la Bloomberg Tower à New York et des tours jumelles Petronas à Kuala Lumpur, ndlr). Du coup, les gens se demandent forcément qui réalise sa façade.»

Félix Constructions, qui emploie 125 personnes, n’est pas novice sur les marchés étrangers pour autant. Etablie en SA depuis 1980 sur l’initiative du vaudois André Félix, la société est restée en mains familiales pendant 20 ans. Au début des années 2000, un groupe d’actionnaires investit dans l’entreprise et son capital passe alors de 3 à 4,5 millions. Cette croissance lui permet d’accélérer son positionnement sur le très convoité marché anglais. L’un des terminaux de l’aéroport de Manchester, mais aussi le musée Tate Modern et de nombreux immeubles administratifs ou résidentiels sont habillés par Félix Constructions — qui a d’ailleurs ouvert une succursale à Londres. Ainsi, en travaillant aux côtés d’architectes de renom tels que le bureau bâlois Herzog & de Meuron ou le britannique Norman Foster, la société s’est progressivement forgé une réputation de «façadier haute-couture». En 2009, elle peut se vanter d’avoir augmenté de près de 20% son chiffre d’affaires qui a atteint les 55 millions.

Le mandat à Bilbao est d’autant plus valorisant que la PME vaudoise a su s’imposer sur un marché où la concurrence ne cesse de croître. «La crise a accéléré l’arrivée des entreprises asiatiques, notamment chinoises, sur les marchés occidentaux, constate Edgar Joffré. Les prix qu’elles proposent sont jusqu’à 25% inférieurs aux nôtres. Ces concurrents représentent une réel menace, surtout pour les gros projets.»

Est-ce que Félix Constructions joue la carte du «Swiss Made» pour se démarquer? «Nous faisons valoir nos points fort que sont la ponctualité et notre capacité à maintenir un niveau de qualité identique d’un bout à l’autre d’un projet.» L’empreinte écologique joue aussi un rôle. «La société Iberdrola a par exemple exigé que les matériaux qui entreront dans la composition de sa tour ne proviennent pas d’une distance supérieure à 800 kilomètres, explique le directeur de la PME de Denges. Pour satisfaire ce critère, nous avons délocalisé une partie de notre production en Espagne.» Consciente de l’importance croissante des restrictions en matière de développement durable, la PME vaudoise dit vouloir anticiper. «Nous étudions l’intégration de matériaux plus écologiques dans nos ouvrages.»

Les clients étrangers sont devenus indispensables à l’entreprise: près du 70% de son chiffre d’affaires annuel de 2009 provient de ses contrats internationaux. Jusqu’à présent, sous les latitudes helvétiques, les compétences du façadier ne correspondaient pas à une demande soutenue. «Les gratte-ciels ne poussent pas énormément chez nous, ironise Nicolas Walter, spécialiste du secteur de la construction à la Fédération vaudoise des entrepreneurs. Félix Constructions se devait d’exporter son savoir-faire de pointe dans l’ingénierie à l’étranger.» D’autant que, pour la seule Suisse romande, une quinzaine d’entreprises — le jurassien Hevron ou Sottas à Bulle par exemple — réalisent également des façades métalliques sur la scène locale.

Malgré son succès à l’étranger, Félix Constructions tient à rester présent sur le marché suisse. «Notre secteur connaît une pénurie de personnel, constate Edgar Joffré. La demande mondiale de construction de gratte-ciels a fortement augmenté ces dernières années, notamment dans les Emirats arabes; en revanche, le nombre d’ingénieurs en génie civil et des dessinateurs est resté constant. Les projets en Suisse nous permettent de former de nouvelles recrues.» L’entreprise a notamment œuvré pour le bâtiment de Nestlé à Vevey ou le siège mondial de Rolex à Genève. Aujourd’hui, parallèlement à la Tour de Bilbao, elle œuvre à Fribourg sur le chantier du nouveau siège administratif du Groupe E, acteur majeur de l’électricité en Suisse Romande.

La liste risque de se prolonger: les capacités techniques et logistiques en matière de construction de tours vertigineuses ne vont cesser d’augmenter en Suisses ces prochaines années. La plus haute tour du pays est déjà en cours de construction à Zurich. Baptisé «Prime Tower», le bâtiment comportera 36 étages pour 126 mètres de hauteur. A proximité, six autres gratte-ciels verront le jour prochainement. Et les autres grandes villes en manque de terrains pourraient aussi favoriser cette option.

Pour rester compétitif sur ce marché bouillonnant, Félix Construction a déjà revu la palette de ses services. «Nous avions décidé il y a quelques années de nous concentrer uniquement sur notre activité principale, à savoir les façades métalliques sur mesure. Nous envisageons à présent d’élargir notre activité en travaillant sur l’enveloppe globale des bâtiments.»

Une diversification sectorielle — et dévoilée encore avec parcimonie — a également démarré pour la PME qui s’est lancée dans la fabrication d’installations technologiques pour le milieu médical. Car si la crise ne l’a pour l’instant pas affectée (aucun licenciement n’a eu lieu), l’année 2010 ne sera pas aussi fructueuse que la précédente. «Nous prévoyons un chiffre d’affaires de 50 millions, dont 70% est déjà assuré. Mais notre secteur comporte beaucoup de risques, une sous-évaluation des couts de production, notamment sur les très gros projets, peut être fatale pour une entreprise. Il est donc nécessaire de se montrer prudent et innovant à la fois.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.