Jean-François Schlemmer s’apprête à lancer un neuvième établissement à Genève: un bar à vin dans la tour du Molard. Parcours d’un entrepreneur qui emploie 150 personnes.
Encore un projet qui va susciter de la jalousie. Après la rénovation en 2008 du Palais Mascotte, mythique cabaret genevois, puis la réouverture l’an dernier du restaurant panoramique du Salève, suivie de l’inauguration du Restaurant Curiositas, Jean-François Schlemmer cultive sa fibre créatrice avec un nouveau chantier: un bar à vin aménagé dans la Tour du Molard sise au cœur de la rive gauche, haut lieu du tourisme, des centres d’affaires et des boutiques de luxe (lire ci-dessous).
Déjà huit établissements lancés avec succès en moins d’une décennie… Comment expliquer cette insolente réussite dans un secteur d’activité pourtant réputé difficile, voire sinistré? Dans le métier, peu d’entrepreneurs affichent de telles statistiques. La formule gagnante de la PME Schlemmer tient d’abord, certainement, au talent et à la singularité de son insondable patron. «Jean-François est insaisissable, on n’arrive jamais à cerner complètement le personnage», relève son ami décorateur Michel Rochat, engagé par Jean-François Schlemmer pour de nombreux projets, dont la rénovation du Kiosque des Bastions en 2004 et du Palais Mascotte. Ce dernier salue le panache de l’entrepreneur genevois: «Je le trouve époustouflant de culot. Et en déléguant la gestion opérationnelle de ses établissements, il parvient à rester léger, malgré le poids des responsabilités.»
Rêveur, créateur, esthète, hédoniste, des adjectifs qui vont bien à Jean-François Schlemmer. «Je ne me vis pas comme un homme d’affaires, jure l’intéressé. Cette définition ne me satisfait pas. Mon plaisir est d’imaginer des lieux, puis de les réaliser. Il y a une satisfaction extrême à se confronter à la réalité et à trouver des solutions. Durant cette phase créative, je suis sur un nuage, un vrai bonheur.»
Pas de voiture de luxe, pas de montre au poignet, pas de bateau sur le lac, ni même de chalet à la montagne, cet entrepreneur de 51 ans s’épanouit sans ostentation. Un mode de vie apparemment gage de liberté: «La plupart des gens hésitent à se lancer quand leur propre argent est en jeu alors que je ne vois pas où est le danger puisque l’argent ne représente pas une motivation pour moi. En gagner n’est pas un but, en perdre n’est pas une catastrophe. Mon salaire, c’est ce que m’apporte la création d’un établissement. Ma satisfaction, je l’ai déjà.»
Jean-François Schlemmer aurait-il grandi dans le luxe, à l’abri du besoin financier, comme pourrait le laisser croire cet apparent détachement? Il n’en est rien: l’entrepreneur est parti de zéro. Cadet d’une famille de trois enfants, gamin chahuteur et dyslexique, viré de l’école à 14 ans, il a développé très jeune le tempérament énergique et passionné que ses proches lui connaissent. Réparation de vélomoteurs, achats et reventes sur des marchés aux puces, le Genevois a vécu de petits boulots, jusqu’à ce qu’une vocation démarre au rayon photo de La Placette. «J’ai travaillé dans des magasins de photo spécialisés avant de fonder ma propre agence à l’âge de 19 ans. L’idée était de développer les tirages la nuit, de miser sur la rapidité du service. Deux ans plus tard, j’avais 7 employés. La moyenne d’âge devait tourner autour de 17 ans.»
Avec l’avènement des laboratoires de développement rapide, le concept imaginé par Jean-François Schlemmer s’effondre, mais les contacts tissés dans l’univers hôtelier lui permettent de rebondir: «La femme du propriétaire de l’Hôtel Richemond était la responsable du magazineVogue. Et c’est grâce à elle que je suis entré dans ma période jet-set…» De Gstaad à Monte-Carlo en passant par Saint-Moritz, Jean-François Schlemmer photographie les stars et les têtes couronnées durant près de vingt-cinq ans, avant de se lasser du cliché mondain.
La reconversion est amorcée avec l’ouverture du Restaurant L’Omnibus en 2002. «C’est un accident. Au début, l’endroit devait servir de studio photo mais comme je disposais d’une pièce non occupée, je l’ai transformée en restaurant.»
Depuis lors, Jean-François Schlemmer ne cesse de se distinguer par le choix stratégique de ses établissements, toujours très visibles, aussi bien que par sa capacité à trouver la bonne atmosphère pour chaque lieu. «Je serais incapable de dupliquer toujours le même concept. Au Curiositas, les murs sont bleu turquoise, un choix à rebours de toutes les théories… Habituellement, les restaurants sont décorés avec des couleurs chaudes.»
L’œil du photographe? «J’ai surtout eu la chance d’avoir des parents très ouverts et animés d’un profond sens esthétique. Enfant, j’ai passé des heures et des heures à construire des châteaux forts avec mon père: le pont-levis, les petites fenêtres, le drapeau, tout y était… Ce n’est sûrement pas un hasard si mon frère est décorateur. Ma sœur se passionne aussi pour la décoration. Tous les trois, nous n’avons jamais eu de patron, nous avons toujours été à notre compte. Et tous les trois, nous attachons énormément d’importance aux lieux dans lesquels nous nous trouvons. C’est une chance liée à l’éducation.»
Au cours des deux dernières années, le nombre de personnes employées par Jean-François Schlemmer a quasi doublé pour atteindre aujourd’hui plus de 150 personnes. Peu à l’aise – de son propre aveu – dans le rôle type du chef, le Genevois a su remarquablement s’entourer et déléguer la gestion opérationnelle et administrative de ses affaires. «A l’époque de mon agence de photo, la relation avec mes employés était extrêmement fusionnelle. J’ai dû revoir mon approche. A mes dépens, j’apprends qu’un patron doit être patron, point. Et un patron ne peut pas faire faux… J’ai réalisé qu’en étant trop proche de mes employés, je me mettais potentiellement en situation d’échec. Exemple: le premier qui se plaint, je lui donne raison, c’est pathétique! Dans le service, il faut des pros. Quand il s’agit de galvaniser les troupes, c’est l’armée. Il vaut mieux ainsi déléguer cette mission à des gens de métier.»
L’entrepreneur genevois se concentre alors sur sa passion: créer des lieux de vie où se mélangent le plus souvent des tribus d’horizons forts différents. «Je ne veux pas faire des ghettos. Mes établissements ne se destinent pas spécifiquement à la jet-set ou aux bobos, pas plus qu’aux alterno-anarchistes. J’aime simplement l’idée que les uns et les autres s’y retrouvent. La finalité consiste à mettre de l’âme et de l’amour dans les lieux.» Un bistrot après l’autre, jusqu’à l’infini?
Dès juin, un lieu historique ouvert au public
La tour du Molard devient un bar avec le plein soutien de la commune.
Utilisée actuellement comme vitrine par un bijoutier de la place, la tour du Molard se transformera en bar à vin dès juin prochain. «Je n’avais pas le droit de refuser, confie Jean-François Schlemmer, contacté pour ce projet par le propriétaire des lieux. La tour du Molard est l’emblème genevois par excellence, l’idée de la rendre accessible au public m’a immédiatement séduit. Et j’ai tout de suite pensé à y aménager un bar à vin. Quelle meilleure promotion pour les produits du terroir?»
Le concept enchante aussi les autorités, si l’on en croit la lettre d’autorisation de construire, signée par le maireRémy Pagani: «La Ville ne s’oppose pas à cette nouvelle affectation, qui a le mérite d’ouvrir ces surfaces au public et contribuer ainsi à l’animation de la place, ce que la Ville considère comme irréversible», commente l’auteur de la missive.
Réparti sur trois niveaux pour une surface totale de 60 m2, le nouvel établissement conservera l’esprit originel des lieux, avec notamment une magnifique porte en bois du XIVe siècle.
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Une version de cet article est parue dans le magazine économique Bilan.