LATITUDES

Ni homme ni femme: entre deux

Pour l’Etat civil, les citoyens sont homme ou femme. Mais la réalité s’avère plus complexe. Entre ces deux genres, il existe de nombreuses possibilités d’intersexualité, face auxquelles la médecine ne dispose pas toujours de la bonne réponse. Enquête.

«Alors votre bébé, c’est une petite fille ou un petit garçon?» Pour les parents, il peut arriver que la réponse à cette question soit plus complexe qu’il y paraît. Car entre les deux genres, il existe des variantes, comme l’a récemment montré le cas Caster Semenya, championne du monde du 800 mètres féminin en août 2009 puis déclarée hermaphrodite (lire ci-dessous). Pour désigner ces variantes, le corps médical a adopté, en 2005, l’appellation très thérapeutique de «trouble du développement sexuel» (DSD, pour Disorder of Sex Development). Avant, on parlait d’hermaphrodisme.

Les personnes concernées, elles, préfèrent le terme d’intersexué, moins dévalorisant à leurs yeux. «Ce terme regroupe un ensemble de personnes qui présentent des organes génitaux (internes et/ou externes) atypiques, explique Blaise Meyrat, chirurgien pédiatre au CHUV (Centre hospitalier universitaire vaudois). Dans la plupart des cas, il est difficile de parler de patients, car ces personnes ne sont pas malades à proprement parler, même si certaines sont stériles.»

Les DSD sont dus à une altération du métabolisme des hormones stéroïdiennes, qui influence le développement du fœtus. «Jusqu’à la huitième semaine de développement, les embryons mâles et femelles sont identiques, rappelle la généticienne Joëlle Wiels, directrice de recherche au CNRS. Ensuite le garçon développe un pénis et un scrotum sous l’effet de la testostérone, et les filles un clitoris et des grandes lèvres en l’absence de testostérone.» Dans le cas des DSD, un fœtus femelle produisant trop d’hormones mâles va se viriliser avec l’apparition de testicules, d’un petit pénis, voire dans certains cas de tous les attributs masculins. A l’inverse, un embryon mâle peut se féminiser s’il ne reçoit pas assez d’hormones stéroïdiennes.

Face à ces cas, les parents sont souvent perplexes et désespérés. «C’est très difficile pour eux, confirme Joëlle Wiels. Ils sont bouleversés car ils ne peuvent concevoir un enfant de sexe ambigu. Ce sentiment est dû à l’idée reçue qu’il n’existe que deux sexes: homme ou femme. Celui-ci serait déterminé une fois pour toutes au moment de la conception: soit l’embryon a reçu deux chromosomes X et il deviendra une femme, soit il a un chromosome X et un Y et ce sera un homme. En fait, les choses sont plus complexes. Il existe des intersexués et, dans certains cas, des hommes XX et des femmes XY.»

«J’ai reçu récemment une jeune patiente, raconte le docteur Blaise Meyrat. Même nue, personne n’aurait pu imaginer qu’elle portait les chromosomes X et Y. Elle-même ne l’a appris que vers 16 ans lorsqu’elle a consulté un médecin en raison d’une absence de règles. Elle a vécu cela comme un véritable traumatisme.»

Si certains intersexués sont découverts à la puberté, «la majeure partie des cas sont identifiés à la naissance lorsque l’attribution d’un sexe au nouveau-né n’est pas immédiatement possible, explique Stephen Lortat-Jacob, chirurgien pédiatre à l’Hôpital Necker enfants malades, à Paris. Il peut s’agir, par exemple, d’un enfant qui présente un clitoris trop gros, un pénis trop petit, un vagin incomplet ou des testicules sous-cutanés.»

Une fois le diagnostic établi se pose un véritable dilemme: faut-il opérer ou non? «Jusqu’à très récemment, les médecins intervenaient le plus vite possible lors­qu’un enfant naissait avec une ambiguïté génitale, explique le professeur François Ansermet, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Il fallait décider d’un sexe le plus tôt possible, opérer l’enfant et le soumettre à un traitement hormonal. Le corps médical agissait selon le paradigme dit de Johns Hopkins, du nom de l’hôpital américain où exerçait le fameux endocrinologue pédiatre John Money.»

Ce fut le cas de B., jeune intersexuée genevoise de 23 ans. «Je suis né avec un petit pénis, raconte-t-elle. A l’âge de 2 ans, je me suis fait opérer. Les médecins m’ont enlevé le pénis et m’ont reconstruit un utérus. Si je n’ai aucun souvenir de l’opération, je me souviens parfaitement de mon sexe. Lorsque j’étais enfant, je demandais tout le temps à mes parents: «Il est où mon petit zizi?» Ils me répondaient que je n’avais pas de zizi et que tout cela relevait de mon imagination. Finalement, j’ai appris à 20 ans que j’étais intersexué, lors d’un contrôle médical.»

Le cas John/Joan

Le paradigme de Johns Hopkins est désormais remis en cause, notamment en raison du cas John/Joan, de son vrai nom David Reimer. Suite à une circoncision mal pratiquée, les médecins furent obligés de réaliser, chez cet enfant né en bonne santé, une ablation du pénis. Pensant que c’était le mieux à faire, les médecins pratiquèrent une réassignation sexuelle et ses parents l’élevèrent comme une fille.

Psychologue attitré de l’enfant, John Money publia pendant des années des rapports sur l’évolution de Joan, décrivant chez elle un développement féminin réussi. Il utilisa cet exemple pour soutenir qu’une réassignation sexuelle avec reconstruction chirurgicale était parfaitement réalisable, même dans les cas où il n’y avait pas d’intersexualité. Pour le psychologue américain, la différence de comportement entre garçons et filles était essentiellement le résultat de l’apprentissage social. Mais, en fait, Joan n’avait pas l’impression d’être une fille. A 15 ans, elle décida de reprendre une identité masculine et se soumit à un traitement hormonal pour inverser la réassignation, puis subit une double mastectomie (ablation des seins) et une phalloplastie (reconstruction du pénis), afin de redevenir John. Finalement, John/Joan se suicida à 38 ans.

L’échec du cas John/Joan montre que l’éducation et les traitements hormonaux ne suffisent pas à déterminer le genre d’un enfant. Une partie de ce processus se fait durant la grossesse. Les hormones prénatales exercent en effet une forte influence sur la différentiation du cerveau. «Mes parents me disaient toujours: «Arrête de te comporter comme un homme! Tu es une femme!» raconte B. Moi, je n’arrivais pas à m’y faire. Je me disais, je suis un homme, il doit y avoir un problème.»

Aujourd’hui encore, le corps médical demeure divisé sur la marche à suivre face aux intersexués. «Il n’y a pas toujours de bon choix, mais il y a souvent un moins mauvais. Personnellement, j’essaie d’opérer le plus rapidement possible, vers l’âge de 2 ans, dit Stephen Lortat-Jacob. Elever un enfant sans sexe déterminé, en laissant un organe ambigu, serait idéal, mais socialement c’est extrêmement difficile.»

Un avis que ne partage pas son confrère Blaise Meyrat: «Je refuse de faire une opération irréversible, telle une gonadectomie (ablation des ovaires ou des testicules), sur un enfant de 2 ans. Pour moi, il faut attendre de connaître l’orientation de l’enfant. On ne peut jamais être sûr, mais vers 5 à 6 ans, on commence à avoir une bonne idée. A ce moment-là, nous conseillons les parents pour qu’ils élèvent leur enfant plutôt comme une fille ou un garçon, tout en leur expliquant que ce n’est pas définitif et qu’il pourra décider de changer plus tard. Pour faire des vaginoplasties (reconstruction du vagin), j’attends jusqu’à l’âge de 15–16 ans, lorsque l’enfant est en mesure de faire un choix lui-même.»

Cette possibilité de choisir, les intersexués la réclament désormais. «Certains individus, opérés à la naissance, ont eu des parcours de vie très difficiles, explique François Ansermet. Ils demandent qu’il n’y ait plus d’intervention irréversible avant que le sujet puisse se prononcer, parce qu’il n’existe pas de marqueur simple de la différence sexuelle. Certains patients que j’ai eus tout petit estiment même qu’il est préférable de découvrir une sexualité hermaphrodite, plutôt que d’en vivre une génitale mais douloureuse en raison des opérations.» Un constat que partage B.: «On m’a reconstruit un vagin à partir d’un morceau d’intestin. Il est trop petit et douloureux. Alors oui, extérieurement je suis une femme à cause des opérations. Mais à l’intérieur qui suis-je? Je ne me sens ni homme ni femme, et il n’existe aucune opération pour changer cela.»

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Les multiples causes de l’intersexualité

Officiellement appelés Disorders of Sex Development (DSD), l’intersexuation concerne environ une naissance sur 2’000 à 3’000. La majeure partie des cas est liée à une maladie des glandes surrénales, appelée hyperplasie surrénalienne congénitale. Dans ce cas, les surrénales fabriquent trop d’androgènes (hormones stéroïdiennes mâles) durant l’embryogenèse. Cela ne change rien si c’est un petit garçon, mais chez les filles les grandes lèvres fusionnent plus ou moins pour ressembler à un scrotum et le clitoris se développe pour donner un petit pénis.

Il y a plusieurs degrés de virilisation avec des stades intermédiaires. Dans certains cas, cette affection présente un risque vital et nécessite un traitement à vie, à base de cortisone.Une autre cause est le syndrome d’insensibilité aux androgènes, qui affecte les embryons masculins XY. Il se caractérise par une absence de récepteurs aux androgènes. Si cette absence est totale, l’enfant deviendra une femme stérile de génotype XY. Si l’absence de récepteurs aux androgènes est partielle, il s’avère difficile de déterminer si l’enfant, en grandissant, sera plutôt de phénotype masculin ou féminin.

Pas forcément considéré comme des intersexués, d’autres pathologies comme la monosomie X0 ou la trisomie XXY (syndrome de Klinefelter) posent également des problèmes lors de la différenciation sexuelle. Enfin, un cas particulier concerne les individus mosaïques, dont une partie des cellules est XX et l’autre XY.

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Les tests de féminité en question

Le cas de Caster Semenya, médaille d’or du 800 mètres féminin au dernier Championnat du monde à Berlin en août 2009, a relancé le débat sur les tests de féminité. Jusqu’aux années 1960, ces tests consistaient en un simple examen physique par trois médecins. Puis, avec l’avènement de la génétique apparut le «test du corpuscule de Barr», réalisé sur un échantillon de salive. Ce corpuscule, petit morceau de matériel génétique présent dans le noyau de la cellule, n’apparaît que si l’individu est porteur de deux chromosomes X: sa présence est donc censée indiquée que l’individu est XX. Problème, «il existe des femmes XY, des hommes XX, des intersexués, ou encore des individus XXY…», note la généticienne Joëlle Wiels. Résultat, le test de Barr est abandonné en 1992, pour un autre test génétique consistant à détecter un chromosome Y. Mais ce nouveau test n’échappe pas non plus aux critiques et finit par disparaître. Désormais, les tests de féminité impliquent endocrinologues, généticiens, gynécologues, psychologues, analyse chromosomique et scanner… Un processus compliqué qui ne parvient pas toujours à donner une réponse définitive.

«Le problème, c’est qu’il n’existe pas de marqueur simple de la différence sexuelle, souligne le professeur François Ansermet. Entre le sexe chromosomique, le sexe endocrinien, le sexe cérébral, le sexe morphologique, le genre, le choix de chacun… Difficile d’apporter une réponse simple.»

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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.