Bien plus qu’un thriller efficace, «The World Is Not Enough» s’affirme comme une passionnante relecture de la tragédie classique à la lumière des affrontements Est-Ouest.
James Bond allait-il survivre à la fin de la Guerre froide? A cette question rituelle qu’on se pose depuis plus de dix ans, «The World Is Not Enough» apporte une réponse aussi affirmative que brillante. L’agent 007 prouve avec ce film qu’il a l’étoffe d’un mythe dont la vie ne pouvait pas s’arrêter à la chute d’un Mur.
Après avoir décrypté l’affrontement ouvert entre les deux blocs, il devient le témoin actif d’une guerre larvée et souterraine entre Est et Ouest. Fidèle à lui-même, il se trouve très exactement là où ça se passe, là où se nouent les nouveaux affrontements économico-politiques: la Mer Caspienne, frontière décisive entre un Occident arrogant et une Asie confuse.
C’est là que passent les pipe-lines, là que s’organisent les contre-pouvoirs plus ou moins mafieux à la globalisation capitaliste. Dans «The World Is Not Enough», l’Ouest triomphe mais avoue un sentiment de culpabilité. L’Est, le grand Est, prépare le jour de sa revanche.
Bond a tiré les leçons de l’Histoire: il n’est plus manichéen, il n’oppose plus le Bien au Mal. Il continue à défendre jusqu’au bout les intérêts de sa Reine mais pour ce faire, il doit anéantir celle qui est aussi une victime. Elektra (Sophie Marceau) est prête au pire parce qu’elle est victime de l’Histoire et victime d’une tragédie familiale. Avec elle, Bond commet l’un des pires crimes qui soient – crime qu’il n’avait encore jamais perpétré: il tue à bout portant celle qu’il a aimée.
Dans l’espace infime d’une suspension, il hésite: on est au cœur de la tragédie, voire, si le genre permettait la psychologie, d’un conflit cornélien. Bond tue parce qu’il est agent avant que d’être homme – mais un agent qui a pris l’étoffe et l’humour d’un personnage shakespearien.
Ian Fleming était britannique: pour assurer définitivement l’immortalité à son héros, il n’avait qu’à s’en remettre à sa propre culture et à un Shakespeare lui-même imprégné des mythes antiques. Quels sont les ingrédients d’une bonne tragédie shakespearienne? Un régicide, une lutte de pouvoir, l’imminence d’une guerre, des déchirements familiaux sanglants qui mettent en péril l’identité et, enfin, la vision d’un monde.
Tous ces ingrédients figurent dans «The World Is Not Enough», faisant passer ce Bond-là de la catégorie d’un bon thriller à celui d’une grande tragédie – n’était le happy end, et encore…
Tout commence par la mort d’un roi – King est son nom – qui, tel Agamemnon, a sacrifié sa fille Elektra sur l’autel de ses intérêts financiers et de la lutte contre ces terroristes qui menacent son empire.
D’Iphigénie la fille sacrifiée, Elektra devient ensuite l’autre fille d’Agamemnon, soit Electre. On s’en souvient, l’Electre grecque tue sa mère pour venger la mémoire de son père. Elektra, elle, est complice du meurtre de son père et s’apprête à tuer sa mère pour se venger d’avoir été abandonné à ses ravisseurs.
C’est du moins ce qui est fortement sous-entendu: qui est cette M, interprétée par l’immense Dame Judi Dench, actrice shakespearienne, qui tenait d’ailleurs le rôle d’Elizabeth dans «Shakespeare In Love»? Sa relation avec King est pour le moins ambiguë: n’est-il vraiment qu’un compagnon d’études? De même, sa relation avec Elektra, parcourue de troubles et de non-dits, d’effroi et d’hésitations… M comme Mother?
Elektra-Sophie Marceau se retrouve avec un héritage pour le moins chargé qui justifie à lui seul qu’elle ne soit ravie par son ravisseur. Soit Renard, personnage tragique s’il en est, mort en sursis, vivant ayant perdu tous les sens de la vie – jusqu’au plaisir sexuel.
S’il appartient à la typologie du méchant, Renard arbore, sous les traits fascinants de Robert Carlyle, la séduction morbide d’un héros noir, «desperado» se battant pour un monde au passé sacrifié. Soit pour un coin du monde qui refuserait la tutelle occidentale. Soit, en l’occurence, cet empire hérité par Elektra en Azerbaïdjan, qu’elle veut gérer en toute indépendance, en mémoire, aussi, de sa famille. Elle n’a pas tout à fait tort. Seuls les moyens d’arriver à ses fins – l’anéantissement d’Istanbul – sont évidemment condamnables.
Cet autre monde à l’Est de l’Oural a droit à une existence qui ne soit pas sous le diktat occidental. Bond le sait, sorti qu’il est d’un monde où un Mur séparait le Bien du Mal. S’il continue de gagner, il pressent aussi que l’autre ne pourra pas indéfiniment perdre.
C’est une question de temps. Oui, James Bond a changé et peut continuer à vivre. D’autant que non, la fin des affrontements Est-Ouest n’est pas pour demain.
——-
Journaliste et critique de théâtre, Sandrine Fabbri vit à Zurich. Elle suit de près l’actualité de l’Europe de l’Est.