LATITUDES

Balade à travers les nouveautés de la littérature romande (II)

Dans une bourgade jurassienne, on se plonge dans les secrets de famille, avant de vivre l’angoisse vers Saint-Imier. Déception, en arrivant à Fribourg…

Le Jura n’est pas que bucolique comme nous l’avons vu dans la première étape de cette balade, il a aussi un je ne sais quoi de secret enfoui dans ses fermes et ses bourgades qui tient peut-être au refus long et entêté de la domination bernoise ou, plus profondément, à son exceptionnelle appartenance à la langue d’oïl tout en étant relié par la culture et la politique à l’espace franco-provençal. Pendant la dernière guerre, une maison d’édition de Porrentruy portait fièrement le nom emblématique de «Aux Portes de France». Jamais Genève ou Lausanne ne se seraient senties à la porte de quelque chose!

De ce Jura-là, catholique et conservateur, jusqu’à ce que le combat indépendantiste le propulse dans la modernité, nous vient un très beau récit de Vincent Philippe, «Le silence d’Ilona». C’est l’histoire d’un secret de famille, de ces secrets qui, à leur révélation, vous bouleversent une existence, vous fichent une vie en l’air, ou vous font au contraire aborder les rivages sereins et distants de la sagesse. Il ne fait aucun doute que le protagoniste du «Silence d’Ilona» acquiert une grande sagesse au fil de ses pérégrinations familiales, historiques et géographiques.

Né dans une famille de notables jurassiens, il découvre sur le tard que sa mère d’origine hongroise et catholique, Ilona, est en réalité issue d’une famille juive qui a versé son tribut à la Shoah. Le choc est violent: «Car Auschwitz au bout d’une interrogation, Auschwitz comme réponse à une question, était au départ une chose qui n’arrivait qu’à d’autres, qui ne m’arrivait pas à moi et aux miens, qui ne pouvait m’arriver, jamais je ne l’aurais imaginé, c’était forcément extérieur à mon horizon, ça ne pouvait pas, c’était impensable, toucher de loin ou de près cette petite famille suisse et catholique dont je suis.»

Ebranlé, le narrateur enquête tant sur l’histoire de la Suisse, de la Hongrie, des Juifs que sur sa famille maternelle en confrontant ses découvertes à sa propre expérience. Cela donne un récit passionnant, d’une grande pureté, écrit dans un style dépouillé qui ne lui donne que plus de force, un livre qui apporte un témoignage de plus sur l’époque revisitée par le rapport Bergier.

De Délémont à Saint-Imier, la route n’est pas longue, aussi ne faut-il peut-être pas s’étonner si les préoccupations de Sylviane Chatelain sont proches de celles de Vincent Philippe. A une différence notable toutefois: Sylviane Chatelain donne dans la pure fiction et ses nouvelles, regroupées sous le titre «L’Etrangère», s’inscrivent dans un monde fait de fragilité, de violence latente, d’angoisse.

Un univers où seuls les enfants, attentifs aux chats et aux oiseaux, sont porteurs d’humanité sur fond de désespoir. Ainsi Clara, enfermée dans «La Tour»: «Quand elle s’est éveillée, le soleil avait la légèreté du matin. Et peut-être avait-elle grandi, le mur ne lui cachait plus les champs, les collines qui s’étendaient à perte de vue, les maisons groupées en villes ou en villages et, sur les routes, dans les rues, les hommes, les femmes, les enfants. Mais si elle distinguait chacun d’eux, personne ne s’apercevait de sa présence. Elle était seule (…). Le soir venu, elle savait que leurs routes s’entrecroisent sans jamais se rejoindre.» Ou cette enfant dans «La ville»: «Elle s’est assise sur le mur. Elle était fatiguée, engourdie dans le silence de la place depuis que le chat l’avait quittée. Elle aurait voulu s’étendre sur le mur comme le vagabonds et attendre que le chat revienne, sentir sa fourrure.»

L’univers de cialis online vipps est suspendu entre l’irréel et le cauchemardesque. Le soleil n’y fait que de timides apparitions, peinant à percer la grisaille d’une quotidienneté dont tous les traits rappellent la dominante concentrationnaire du siècle qui s’achève: «Chacun doit rester seul et se taire, éviter surtout l’insupportable addition de leurs mémoires.»

Sylviane Chatelain est une très grande dame de la littérature. Ses textes, dans leur âpre violence, sonnent comme autant d’invitations à dépasser une condition décidément trop inhumaine. En cela, elle ressemble beaucoup à Agota Kristof, sa voisine neuchâteloise.

Après avoir fréquenté de tels sommets, je n’aurais pas dû, quittant le Jura pour me diriger vers le sud, m’arrêter à Fribourg. Pierre-Laurent Ellenberger y situe l’action de son dernier roman, «La fête en ville». L’auteur, helléniste distingué, n’a, semble-t-il, pas supporté l’invasion de la ville épiscopale par les participants à une «street-parade».

Aussi tente-t-il de construire, autour d’un père policier et d’un fils médiéviste, une intrigue provoquant un face à face entre envahisseurs anciens et nouveaux, barbares d’autrefois et barbares contemporains. Le propos est ouvertement réactionnaire et l’auteur arrogant dans sa réaction. C’est son droit le plus strict, mais la moindre des choses serait, en défense des traditions, de ne pas maltraiter la langue. Or chez Ellenberger, les erreurs de style, de syntaxe et d’orthographe sont non seulement grossières, mais elles pullulent. Peut-être aurait-il dû faire revoir sa copie par une jeune barbare contemporaine tout de cuir vêtue…

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«Le silence d’Ilona», de Vincent Philippe, Bernard Campiche éditeur, 138 p.

«L’Etrangère», nouvelles, de Sylviane Chatelain, Bernard Campiche éditeur, 238 p.

«La fête en ville», de Pierre-Laurent Ellenberger, Editions de l’Aire, 95 p.

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Prochaine étape: Au Châble chez Chappaz, à Turin et en Toscane en compagnie de Frédéric Pajak et Fabienne Guillermin