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Pourquoi tant de haine des frontaliers

Sur fond de crise économique et de congestion du trafic routier, le ressentiment d’une partie des Genevois à l’égard des pendulaires français, accusés de tous les maux, s’affiche plus ouvertement depuis quelques semaines.

Ce fut l’une des surprises de la récente campagne sur l’élargissement de l’Union européenne: une haine soudainement ravivée d’une partie des Genevois pour les travailleurs frontaliers originaires de France voisine. Un brusque déferlement de violence et de propos injurieux qui ont notamment forcé la Tribune de Genève à fermer son forum sur Internet. L’enjeu du scrutin n’avait pas grand-chose à voir, mais la crise économique, et le spectre d’une concurrence accrue sur le marché genevois du travail, ont suffit pour échauffer les esprits avec, en toile de fond, la congestion toujours plus exaspérante du trafic routier.

Le Mouvement citoyen genevois (MCG), parti populiste local, ne manque pas de capitaliser sur ces tensions frontalières, au point d’en faire un véritable fond de commerce. «Genève fait face à une sursaturation du trafic et une concurrence excessive de main d’œuvre», répète en boucle son président Eric Stauffer. Lors de la votation sur l’élargissement du 8 février dernier, il a cherché à réorienter le débat sur le thème de l’afflux de travailleur français, présenté comme le vrai problème genevois. Le thème a porté au point que plusieurs observateurs ont redouté un «non» genevois. Et si au final, l’amalgame opportuniste du MCG n’a pas pris, l’épisode a révélé un malaise bien réel.

«Les dérapages sont devenus plus fréquents et plus violents, constate Arthur Grosjean, rédacteur en chef adjoint de la Tribune de Genève. Sur notre site Internet, où les lecteurs sont invités à réagir aux articles, les messages hostiles se multiplient de façon exceptionnelle lorsque la thématique des frontaliers est abordée. «Ils nous prennent nos jobs, ils nous polluent la ville», c’est le genre de remarques qu’on entend habituellement, mais avant le 8 février, certains intervenants ont franchi la limite qui mène à la haine, nous obligeant à bloquer les commentaires sur les bilatérales.»

«La rengaine anti-frontalier s’est radicalisée, témoigne également George Tissot, secrétaire au Syndicat interprofessionnel des travailleurs (SIT) de Genève, où l’on défend indifféremment les travailleurs suisses et les étrangers. Je m’en rends compte lorsque j’anime des stands dans la rue, ou quand j’interviens dans la presse et que les insultes à mon encontre pleuvent aussitôt sur Internet.»

Dans un tel contexte, la question du trafic routier ne fait qu’exacerber les tensions à l’endroit des frontaliers. Sur Facebook, les groupes hostiles aux plaques jaunes pullulent. La palme revient au clan «Anti-frontaliers (Genève)», initié par le jeune Thomas Dénervaud, 17 ans et demi. Cet étudiant du Collège de Saussure, habitant du village de Soral situé à la frontière, regroupe déjà plus de 1850 membres. Il explique: «Je ne manifeste pas une hostilité par rapport aux étrangers mais je tiens à faire passer un message: des milliers de voitures traversent la frontière matin et soir, c’est une source de tension et de pollution. Il y a toujours plus de bouchons. Les autorités promettent beaucoup sur le sujet mais rien ne vient.»

Si sur un plan économique, les autorités genevoises ont beau rappeler la contribution des frontaliers au bien être collectif, ces arguments ne suffisent pas à effacer les craintes individuelles et cela, désormais, quelles que soient les secteurs d’activités. «La migration actuelle concerne en majorité – 60% – des employés hautement qualifiées, c’est-à-dire des personnes travaillant dans les banques, les services ou l’industrie de pointe, détaille Xavier Comtesse, directeur romand du think tank Avenir Suisse. À ce propos, il est surprenant de constater que les Français polarisent toutes les critiques, tandis que les migrants anglo-saxons, pourtant très implantés à Genève, paraissent totalement épargnés…»

C’est là le paradoxe genevois: une population réputée pour son ouverture et sa tolérance envers les étrangers, et qui considère la détestation du voisin comme un élément du folklore local bon enfant. Le mépris du frontalier s’est installé dans les traditions, la culture et l’histoire de la région (chaque année, la fête de L’Escalade célèbre d’ailleurs la répulsion physique du belliqueux savoyard).

Plus récemment, on en veut au voisin de profiter de l’argent de Genève mais de ne pas y vivre, de ne pas aimer ni connaître la ville. En le méprisant, on punit donc le frontalier d’une indifférence qui entache la fierté des Genevois. Hypothèse partagée par le français Jacques Delque, clinicien aux Hôpitaux universitaires genevois (HUG), habitant de Gaillard (F) et militant bénévole au Groupement transfrontalier européen: «Le fait d’aller vers l’autre, de s’intéresser à lui, permet de dissiper ce type de tensions et de malentendus. En ce qui me concerne, je suis devenu un supporter du Genève-Servette hockey club, alors qu’à l’origine, je me passionnais pour le rugby…»

Dans certains cas, le fossé semble pourtant infranchissable, et touche toutes les couches de la population: «Il y a une incompréhension des élites genevoises pour leurs homologues françaises, et réciproquement, observe Xavier Comtesse. A Genève, les élites, qu’elles soient politiques, économiques ou artistiques, affichent un comportement populaire; elles vont par exemple dans les bistrots des Pâquis et s’expriment systématiquement avec un fort accent genevois. Tout l’inverse des élites françaises qui cherchent généralement à se démarquer de la base et qui surveillent leur langage.»

La crise, évidemment, accentue le phénomène. Avec un taux de chômage de 6,3%, en hausse de 0,3 points en janvier, le canton de Genève reste de loin la lanterne rouge helvétique (la moyenne nationale s’établit à 3,3%). Dans le même temps, le nombre de salariés au bénéfice d’un permis de frontalier s’est nettement accru à Genève ces dernières années. Ils étaient 27’000 en 1997, 35’000 en 2004, et plus de… 65’000 aujourd’hui. «C’est lorsque les règles du jeu se transforment, comme en cette période de crise, que surgissent les discours populistes, observe l’ethnologue neuchâtelois Jacques Hainard, ancien directeur du musée d’ethnographie de Genève. Paradoxalement, on vide sa haine sur les gens qui nous sont proches. En général, les personnes sans emploi réagissent plus violemment.»

Pourtant, tout indique que Genève bénéficie plus que jamais des frontaliers. C’est du moins la conclusion d’un rapport encore confidentiel, à paraître ces prochaines semaines, intitulé «Bilan des accords bilatéraux pour Genève et la région frontalière française», mandaté par le Service des affaires extérieures (Département du territoire) du Canton. «Les résultats sont extrêmement positifs, affirme Alain Pirat, directeur du Service des affaires extérieures. Les accords bilatéraux ont favorisé la croissance, entraînant un gain global pour les collectivités. Cela sans effet pervers ou dumping au niveau des salaires (ce que confirme le syndicat SIT, ndlr).»

René Schwok, auteur du rapport et politologue à l’institut européen de l’Université de Genève précise: «En à peine 5 ans, l’Etat de Genève a presque doublé ses revenus grâce aux frontaliers. Au total, la manne provenant des impôts à la source s’élevait en 2007 à 477 millions de francs, contre seulement 265 millions en 2002. En la matière, on ne dit pas assez combien Genève fait figure d’exception. Dans la plupart des autres cantons, les frontaliers sont imposés sur leur lieu de résidence. Reste le problème des transports, qui agace légitimement les genevois…»

Aux 65’126 titulaires d’un permis frontalier qui traversent quotidiennement la frontière, il faut en effet ajouter les 30’000 Suisses ou binationaux établis en France, qui se rendent également à Genève pour travailler, sans même parler de leurs conjoints et enfants. «On fait semblant d’être 450’000, alors que les personnes dépendant d’un revenu à Genève sont en réalité 200’000 personnes de plus…»

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Une version de cet article est parue dans le magazine suisse L’Hebdo du 19 février 2009.