LATITUDES

«La vieillesse n’est pas une maladie»

A 83 ans, le généticien et essayiste français Albert Jacquard n’a rien perdu de sa verve: ses colères se font plus douces, mais ses yeux pétillent toujours lorsqu’il évoque les sujets qui le touchent. Rencontre à Saint-Germain-des-Prés.

Dans les pays occidentaux, le nombre de personnes âgées explose et inquiète les politiques de tous bords. Y’a-t-il vraiment péril en la demeure?

Je ne crois pas. Vous savez, les démographes évoquent toujours le vieillissement de la population en fonction de l’âge moyen des personnes: tant d’individus ont plus de 60 ans, tant d’autres ont de 40 à 60 ans, etc. Résultat: une forte inquiétude est apparue dans la société du fait que les catégories les plus âgées voient leurs effectifs augmenter.

Mais je pense que l’on devrait caractériser l’âge non pas par le nombre d’années déjà vécues, mais par le nombre d’années encore à vivre. Calculé sur l’ensemble de la population, ce “temps restant” s’élève aujourd’hui à 40 ans en Europe de l’Ouest, alors qu’il n’était que de 17 ans il y a deux siècles. Le vieillissement mesuré par l’âge s’est donc accompagné d’un rajeunissement si l’on considère les années encore à vivre. Or ceux sont ces années, qui mesurent la capacité des individus à s’engager dans des projets, à regarder l’avenir comme une période à construire, et non comme une attente de la fin.

Alors à quel âge est-on vieux désormais?

Un individu devient vieux quand il décide de l’être. Lorsqu’on commence à se dire: «Je suis trop âgé, je n’ai plus rien à faire…», alors oui, on est âgé. Mais tant qu’une personne possède des choses à accomplir, elle reste jeune. C’est une question d’attitude. Je côtoie des personnes de 30 ans qui sont déjà très âgées. A l’inverse, l’abbé Pierre, que je connaissais très bien par ailleurs, a été vieux très tard. Il avait toujours des choses à faire, cet homme là!

Je me souviens l’avoir rencontré très peu de temps avant sa mort, dans sa petite piaule à Alfortville — un logement très spartiate. Et bien, il était encore jeune. Quelque part, je pense qu’il n’a jamais été vieux.

Pourtant, le grand âge est perçu comme quelque chose de très négatif actuellement…

C’est vrai. Aujourd’hui, être âgé est devenu très mal vu dans nos sociétés, aussi bien par les gens concernés que par ceux que l’on dit jeunes. Mais c’est une grave erreur. Inutile de se polariser sur les affres de la vieillesse: personne ne sait comment il va vieillir. Quelque soit son âge, mieux vaut se dire «je vis au présent avec une possibilité d’avenir. Cela va dépendre de moi.» Derrière la perception négative de la vieillesse se cache bien entendu une vision du monde très libérale: la société ramène les gens à une sorte de valeur économique, à une capacité de production. Elle monte au début, pendant la formation, puis atteint un maximum avant de décroître de plus en plus vite, à mesure que l’on vieillit. C’est une vision simpliste! Elle réduit les individus à l’argent qu’ils peuvent gagner ou aux bénéfices que leur entreprise peut tirer d’eux. J’estime qu’il vaudrait mieux ramener les gens à leur capacité de créer du bonheur autour d’eux.

Mais cette capacité ne va pas aider à payer les retraites par exemple… Comment, économiquement, notre société peut-elle s’adapter au boom démographique des retraités?

Il faudra sans doute travailler plus longtemps. Mais, j’entends le mot «travail» davantage comme le fait de participer à la société, plutôt que d’être soumis à un outil de production. C’est cela qui est important: disposer d’une occupation au sein de la société. Je pense que l’on devient vieux lorsqu’on ne participe plus, lorsque plus personne n’a besoin de vous. Il faut donc que le troisième âge soit davantage intégré, parce que le bonheur de chacun provient du sentiment d’être utile.

Ce propos est illustré par une histoire vraie que m’a racontée l’abbé Pierre. C’était au début d’Emmaüs, quand tout allait mal, que personne ne venait l’aider. A l’époque, il n’avait pas le moral. Bref, un jour, il voit débarquer devant sa porte un homme d’une trentaine d’années qui lui dit: «Je sors de prison, je n’ai pas de travail… Aidez moi, sinon je vais me suicider.» L’abbé lui a répondu: «Donne-nous un coup de main!» Cette personne est rentrée à Emmaüs et n’en est jamais partie. Elle était devenue quelqu’un, simplement parce que l’abbé lui avait dit: «viens m’aider, j’ai besoin de toi». C’est quelque chose que tout le monde devrait faire: on valorise autrui en lui demandant de l’aide.

Pour les personnes âgées, c’est particulièrement important. Beaucoup sont abandonnées dans des maisons de retraite ou des mouroirs. Personne ne vient les voir. Elles ont le sentiment d’être inutiles et c’est la pire des choses. Résultat: elles se sentent de trop et pensent à partir. La tentation du suicide devient très forte.
Le problème, c’est que d’un point de vue strictement économique, les individus deviennent inutiles assez facilement, surtout lorsqu’ils sont retraités. Mais cette période ne devrait pas s’appeler une retraite, un terme qui correspond à une sorte de mise à l’écart. Il faudrait pouvoir changer d’activité, rester actif au sein de la société, en s’occupant de ses petits enfants ou en enseignant par exemple. Moi, j’ai la chance de pouvoir continuer à faire beaucoup de choses. Récemment, France Culture m’a demandé de continuer mes émissions. Je repars donc pour un an. Ce n’est que du bonheur!

A 83 ans, vous re-signez à la radio quand, dans le même temps, Patrick Poivre d’Arvor a perdu son poste…

Oui, PPDA était trop vieux… Mais bon, je gagne nettement moins que lui, c’est peut-être pour ça que je suis prolongé et pas lui (rires). Je me dis que cette émission représente un privilège. Pourvu que ça dure jusqu’à la fin. On est forcément trahi par la mécanique à un moment ou un autre. Mais ça…

Vous craignez la mort?

Je n’aime pas trop en parler, parce qu’un jour elle se présentera et ne sera pas la bienvenue. La mort est par définition inouïe. Ma mort sera inouïe. Mais, pour l’instant, je préfère vivre au présent, sans y penser. L’important, c’est d’avoir le sentiment de ne pas perdre son présent. Penser à la mort, c’est du temps perdu. Mieux vaut ne pas trop en parler et faire comme si elle n’arrivera jamais.

Grâce aux progrès de la médecine, des personnes extrêmement malades sont maintenues en vie très longtemps. Etes-vous favorable à l’euthanasie?

Je fais partie de l’AMD, l’Association pour mourir dans la dignité. Je suis donc pour l’euthanasie. Vous savez, il survient toujours un moment où l’on est trahi par la mécanique, où le corps ne fonctionne plus. Ce qui arrive alors, c’est la douleur. Et quand elle devient excessive, on perd sa dignité. Bien sûr, il ne faut pas tuer les gens au moindre signe. Mais dans certains cas, être aidé, y compris par un peu de morphine, c’est bien. Je ne crois pas du tout, et l’abbé était d’accord avec moi, à la souffrance rédemptrice. Vous savez, la souffrance, elle vous abîme, elle vous fait mal, elle vous brise. Je crois qu’il faut l’éviter à tout prix. Bien sûr, il ne faut pas non plus devancer les choses. C’est un équilibre fragile à trouver. C’est le rôle du médecin et un peu, il faut le dire, celui du curé. Un homme dont le rôle est d’aider à passer à autre chose.

Auriez-vous préféré rester jeune toute votre vie?

Non, je n’en ai pas envie. Il se trouve que j’ai beaucoup d’activités et la conséquence en est que je suis encore jeune. Mais ce n’était pas un objectif. D’un point de vue physique, je ne suis pas jeune. J’ai mon âge: je ne marche pas bien, j’ai des problèmes physiologiques… Je donne, par exemple, de nombreuses conférences dans le monde, notamment à Genève. Aujourd’hui, après une heure, je suis fatigué. Parler pendant 60 minutes est devenu une épreuve physique. C’était bien plus facile il y a seulement 20 ans! Alors je l’avoue: je suis complètement épuisé. Je tiendrais 2 heures s’il fallait, mais je ne le nie pas… la mécanique Jacquard s’est un peu rouillée.

Qu’est-ce qu’un hôpital peut faire pour mieux accueillir les personnes âgées?

Je pense qu’il faudrait arrêter de mettre tous les vieux ensemble. J’ai très peur de ces espèces de mouroirs, où il n’y a que des personnes âgées. Il existe des services de cancérologie, de dermatologie et… de gérontologie. La vieillesse n’est pas une maladie, c’est un état. L’hôpital doit soigner les pathologies des personnes âgées, mais pas les maintenir dans ses murs comme si la vieillesse était elle-même une maladie.

Le problème, c’est qu’en dehors de l’hôpital et des instituts, il n’y a plus personne pour se charger des vieux. Avant, cette tâche incombait à la famille. Mais dans cette société libérale, il faut être individualiste, quitte à abandonner ses parents dans une maison de retraite.

Vous vous considérez comme plus sage que lorsque vous étiez jeune?

Oui, je suis beaucoup plus sage que je ne l’étais. Ce qui me désole, c’est que je ne me mets plus en colère. Avant, j’étais capable de colère non feinte, aujourd’hui je comprends davantage le point de vue d’autrui.

En Afrique, les personnes âgées sont considérées comme des sages. Un jour, je devais avoir 55 ans, un Africain m’a demandé conseil. Il m’a dit: «Toi qui es un vieux…» Sur le coup, j’ai été un peu vexé (rires). J’ai mis un certain temps avant de comprendre que c’était un compliment, presqu’un honneur. Mais chez nous, ce n’est pas le cas. Notre société occidentale renie la vieillesse, sa sagesse. Elle voit la vie comme une lutte, où les êtres humains doivent se battre les uns contre les autres, où les vieux, les plus faibles, les moins productifs n’ont pas leur place. C’est une erreur. Cette notion de lutte devrait être abandonnée. J’ai à lutter pour les autres, avec les autres, mais contre eux, cela ne présente aucun intérêt.

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Une version de cet article est parue dans la nouvelle formule du Chuv Magazine.