La tourmente financière peut-elle déboucher sur une révolution? Non, des jacqueries tout au plus. Mais une lente maturation des idées est à l’oeuvre, qui laisse entrevoir une réorganisation sociale.
Curieuse fin de mandat pour le président G. W. Bush: quelques mois avant de se retirer de la scène politique, ce héraut de l’ultralibéralisme se voit contraint d’opérer un virage à 180 degrés et de pratiquer ce dont il a horreur, l’interventionnisme étatique dans les affaires bancaires et financières.
La nationalisation de deux banques d’affaires doublée de l’injection de centaines de milliards de dollars dans les circuits financiers sont en effet aux antipodes de la doctrine du moins d’Etat mise en vogue il y a plus de trente ans par Ronald Reagan et Margaret Thatcher.
Il se console sans doute en voyant qu’il n’est pas seul à marcher sur ses principes. La Grande-Bretagne, l’Union européenne, le Japon, pour ne citer que les poids lourds, font de même et jonglent avec les milliards prélevés sur les caisses de l’Etat. Il n’y a guère que les banquiers suisses (et français, soyons justes!) suivis avec une étrange unanimité par les politiciens qui recourent encore à la langue de bois et aux propos lénifiants pour assurer le bon peuple que la crise passe à côté de nous.
Comme si les crêtes du Jura représentaient une barrière infranchissable pour la tempête financière. Comme si, grâce à la magie du Sonderfall et de l’Alleingang, la Suisse — grande puissance économique et financière mondiale — allait une fois de plus tirer profit du malheur des autres. Décalage dramatique par rapport à la «réelle» réalité? Eh oui! Il suffisait mardi soir de regarder l’émission Infrarouge pour s’en convaincre.
Nous verrons au cours des prochaines semaines comment le Trésor étasunien parviendra à répondre à l’urgence de la crise. Sa tâche, en pleine période électorale, ne sera pas facile. D’autant plus que deux nouveaux ouragans approchent à une allure soutenue du centre névralgique de la finance mondiale, ils s’appellent «hedge funds» et «cartes de crédits». Ces noms dissimulent d’autres centaines de milliards de dollars investis (hedge funds) ou empruntés (cartes de crédits) de manière que, par euphémisme, l’on qualifiera de quasi frauduleuse.
Pour le simple pékin, ces crises se traduisent par un appauvrissement brutal: l’épargne accumulée au fil des années de labeur se volatilise, et les retraites, financées elles aussi par des années de travail, vont se réduire à des peaux de chagrin. A tel point qu’un ancien mais important industriel français peu suspect de gauchisme titrait une libre opinion publiée récemment par Le Monde «A quand l’étincelle de la révolution?»
Parler de révolution revient à parler de politique en faisant référence au passé plus qu’à l’avenir. Car, le constat est amer, on ne voit pas se dégager le sujet révolutionnaire qui pourrait prendre la tête d’une remise en cause du mode de fonctionnement du système. Ecrivant cela, je ne pense pas seulement à l’état de délabrement des gauches institutionnelles européennes. Je m’appuie sur le mode de fonctionnement de nos sociétés.
En premier lieu sur la crise des idéologies. On le voit ces jours-ci: l’absence complète de projet de société qui caractérise la gouvernance de ce que l’on appelle pour faire simple l’Occident permet aux politiciens les plus opportunistes du genre Bush, Sarkozy ou Berlusconi, de passer sans ciller d’engagements électoraux de droite à des mesures de «gauche» comme l’interventionnisme en finances, le patriotisme économique ou la traque aux profiteurs. Sans pour autant tracer une ligne de conduite, indiquer des objectifs mobilisateurs, ressouder une société concassée par la crise.
Cette manière de gouverner en effaçant les contradictions politiques traditionnelles conduit la démocratie dans une impasse. L’alternance est durement remise en cause.
En deuxième lieu, sur l’incroyable contrôle policier auquel sont soumises nos sociétés. La prétendue guerre au terrorisme lancée ces dernières années par les gouvernements de droite ou de gauche a permis la mise en place d’une panoplie de mesures policières qui stupéfieraient George Orwell s’il était encore parmi nous.
Nous sommes écoutés, lus, poursuivis, photographiés en permanence où que nous allions, quoi que nous fassions par des milliers de réseaux informatisés qui aboutissent tous à des centrales policières high tech. La multiplication des polices privées dans tous les lieux publics contribue à décerveler les citoyens, en particulier les jeunes, en les transformant en immenses troupeaux de veaux meuglant à l’unisson lors des grands rassemblements culturels ou sportifs. Or, on n’a jamais vu des veaux révolutionnaires.
Ce qui nous attend dans le proche avenir, c’est l’ingénieux Silvio Berlusconi qui nous en offre la primeur: une politique entièrement fondée sur la satisfaction immédiate des instincts les plus bas d’un peuple réduit à l’état de plèbe. L’Italie a une vieille pratique de la plèbe. Mais à l’époque romaine, quand la société fonctionnait avec du pain et des jeux, la plèbe avait ses tribuns protégés par l’immunité de leur statut. Aujourd’hui, ce n’est même plus le cas: tout opposant est immédiatement lynché par le déchaînement de l’appareil médiatique audiovisuel.
Paradoxalement, nous en sommes revenus en ces temps postmodernes au statut social du moyen âge. Certains gauchistes (voir «Empire» de Hardt et Negri) en reprennent même les concepts en parlant non seulement d’empire, mais aussi de multitude et d’homme commun. Le moyen âge, pendant des siècles, ne connut pas de révolutions, mais des insurrections spontanées, des jacqueries, vite réprimées à grands coups de hallebardes par l’appareil policier de l’époque.
L’histoire moderne a connu trois grandes révolutions: religieuse et paysanne en 1525, bourgeoise et laïque en 1776 aux Etats-Unis et en 1789 en France, prolétarienne et antireligieuse en 1917 en Russie. Chaque fois ces mouvements furent précédés par une lente maturation des idées.
Depuis la chute du mur de Berlin (1989) et de l’URSS (1991), un nouveau processus de maturation est en marche. Il semble qu’il engagera une révolution écologique impliquant une réorganisation totale du fonctionnement économique et technique de nos sociétés. Mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements.