Héritier du dernier palace indépendant de Genève, Jacques Mayer maintient la tradition de l’accueil soigné d’autrefois dans son légendaire Beau-Rivage. Rencontre avec un observateur moderne, discret et avisé du secteur hôtelier.
De Richard Wagner à Vincent Cassel, de Sissi l’impératrice à la diva Cécilia Bartoli… Ce n’est pas seulement parce que de grandes figures y ont séjourné, et que des pages de la grande histoire du monde y furent écrites, que Beau-Rivage s’est imposé comme un emblème de Genève. Ce palace historique, à l’élégance discrète des grandes maisons d’antan, accueille célébrités et fortunes anonymes avec le plus grand soin depuis… 1865. Au cours du temps, l’établissement n’a cessé d’être rénové, tout en conservant son charme initial ainsi qu’une bonne partie de l’architecture et des fresques d’origine. L’hôtel compte désormais 91 chambres, dont une douzaine de suites, et deux restaurants: le Chat Botté (trois toques au Gault Millau) et le Patara (haute cuisine thaïlandaise).
Véritable prouesse dans un secteur bousculé par les crises successives et les rachats, Beau-Rivage est resté, depuis quatre générations, au sein de la famille Mayer. Il est, de fait, le dernier palace indépendant de la ville. Arrière-petit-fils du fondateur Jean-Jacques, le propriétaire actuel, Jacques Mayer, se bat pour préserver l’âme d’origine et la tradition de Beau-Rivage.
Bergues, Richemond, Kempinski, Intercontinental… Grâce aux investissements colossaux de leurs nouveaux propriétaires, presque tous les palaces de Genève ont été complètement rénovés. Face à cette frénésie, comment réagit Beau-Rivage?
Plutôt que de grands travaux spectaculaires, nous privilégions depuis toujours la rénovation permanente de l’hôtel. Mon père avait commencé une série de travaux, après la guerre, qu’il a fallu plusieurs décennies pour réaliser. Nous avons entamé un autre chantier d’envergure qui s’achève cette année avec les chambres sur le lac, agrandies et complètement rénovées dans le style. Nous devons constamment adapter l’offre car les besoins de la clientèle changent avec le temps. Mais nous avons toujours évité de fermer entièrement l’hôtel, y compris pendant la réfection de la façade, car nous voulons éviter à tout prix une cassure que notre clientèle vivrait mal, sans parler de notre personnel. Nous avons par contre reçu avec plaisir les clients des hôtels voisins en réfection, qui ont ainsi découvert notre service et reviendront certainement!
Cela ne signifie pas que l’on investit moins que les autres dans la rénovation, au contraire: les rénovations étalées sur plusieurs années coûtent beaucoup plus cher mais nous permettent d’assurer la fidélité de notre clientèle et de notre personnel. Nous ne versons qu’un minimum de dividendes à nos administrateurs car l’essentiel des bénéfices doit être réinvesti dans les travaux.
Vos concurrents affichent volontiers les montants de leurs investissements et même parfois leur marge (lire l’interview de Rocco Forte). Pourquoi ne parlez-vous jamais d’argent?
Le coût des travaux concerne uniquement les propriétaires et les chiffres n’intéressent pas notre clientèle. Le sensationnalisme qui consiste à les afficher n’est pas du goût de notre clientèle. De toute façon, dans un établissement historique comme Beau-Rivage, les rénovations prennent une signification toute différente: si nous devons refaire une suite, nous ne pouvons pas engager n’importe quel peintre avec son gros rouleau mais un artisan qualifié qui devra travailler à l’ancienne en respectant la décoration existante.
Ainsi, un investissement de 10 millions chez nous ne signifie pas la même chose qu’ailleurs. Les chaînes visent avant tout la rentabilité maximale pour leurs actionnaires, et tant mieux pour eux. Je regrette cependant la disparition des entrepreneurs hôteliers indépendants. Nous fonctionnons comme des artisans et sommes viscéralement attachés à notre maison, c’est la seule que nous possédons et nous mettons tout notre cœur pour qu’elle conserve son âme. Nous partageons ce lien affectif et cette passion avec nos collaborateurs, et nos clients. Nous recevons avec la même attention, et toute la discrétion voulue, une tête couronnée, un chef d’Etat, un P.-D.G, un touriste ou une secrétaire.
D’accord, vous n’aimez pas les chiffres. Mais comment qualifiez-vous cette période économiquement?
L’année 2007 a été exceptionnelle. Ce fut même l’année la plus phénoménale de toute l’histoire de l’hôtel, avec un nombre de nuitées inégalé. A cause de la conjoncture, mais aussi parce que nos voisins ont fermé pour cause de travaux. Cette année s’annonce très bien aussi mais nous restons prudents car les crises financières, même éloignées, ont souvent un impact à retardement sur notre activité, avec la diminution des voyages d’affaires, qui représentent la majorité de notre clientèle. Le cours du franc suisse peut aussi devenir une autre source d’inquiétude.
Le prix des chambres a-t-il beaucoup augmenté?
Par rapport à il y a cinq ans, il a augmenté d’environ 30% à 50%. C’est la conséquence de la surenchère des rachats de palaces par de grands groupes qui peuvent se permettre de monter les prix. Le résultat est cependant positif pour notre industrie puisque aujourd’hui, tout le monde arrive à mieux vendre la prestation hôtelière. A l’époque, notre taux d’occupation dépassait difficilement 50% alors que les cinq étoilent atteignent aujourd’hui entre 65% et 70%. A Beau-Rivage, l’offre a aussi évolué vers le haut: nos chambres sont plus spacieuses et nous avons installé jacuzzis, douches-massage et même sauna et hammam dans certaines suites.
Pourquoi ne pas avoir investi dans un vrai spa comme beaucoup de vos concurrents?
Nous avons préféré une approche qui privilégie l’individualisation, avec des installations wellness privées directement dans les chambres plutôt qu’un espace commun. Nos clients l’apprécient d’autant plus.
Comment se différencie Beau-Rivage des autres palaces selon vous?
Par notre proximité avec nos clients, mais aussi par la culture et l’histoire de cette maison, témoin d’un art de vivre depuis quatre générations. On y venait en diligence, on y vient aujourd’hui en Aston Martin, mais ce qu’on y cherche n’a pas changé: notre grande force, c’est notre authenticité. Vous savez le luxe fabriqué, formaté, celui des grandes marques et des boutiques, ce luxe-là m’ennuie et je ne suis pas le seul. Le vrai luxe, c’est l’authenticité. C’est celui-là que nos clients viennent trouver chez nous.
Au niveau de l’accueil, pensez-vous que Genève doit s’améliorer d’une manière générale?
Cette ville ne cesse de m’étonner: elle a des possibilités énormes, une réputation universelle, mais elle n’en profite pas suffisamment. L’aménagement de la rade est, à ce titre, particulièrement représentatif: voilà un endroit au potentiel attractif considérable, qui justifierait d’importants investissements. Tout le monde reconnaît qu’il faudrait davantage d’endroits conviviaux qui mélangent les publics.
Cela existe aux Bains des Pâquis et à la Terrasse d’été juste à côté, dont le succès incroyable démontre, au passage, la forte demande notamment des jeunes, toujours précurseurs. Mais pour le reste, l’offre reste désastreuse, et l’aménagement simplement calamiteux. Il faudrait des restaurants, des jolies terrasses, des aménagements agréables pour se promener, comme à Cannes ou même à Annecy. Un tel projet semble à la portée d’une ville comme Genève.
Pourtant, les gestions publiques qui se succèdent ne semblent pas à la hauteur de cet enjeu, pas plus que des autres d’ailleurs. Les chiffres le démontrent puisque Genève compte un chômage, des dettes et des impôts deux fois plus importants que partout ailleurs en Suisse. Cette situation m’inquiète car, à force de s’intéresser au partage des richesses, on ne pense plus à améliorer l’offre qualitative. Et les grandes fortunes partent payer leurs impôts ailleurs. L’aménagement de la rade, l’adaptation de la fiscalité et le logement sont trois urgences fondamentales et il faut que nos politiques sortent les pieds de leurs sabots, pour ne pas dire autre chose.
Où sortez-vous à Genève?
Je suis curieux et je privilégie les endroits authentiques, les bistrots de quartier comme le Bœuf Rouge ou le Milan. J’aime les endroits et les gens originaux, ceux qui ne se laissent pas manipuler par les modes. Je me sens à l’aise partout. Hier soir par exemple, j’étais au Spoutnik, le cinéma de l’Usine, où était projeté un film auquel une de mes filles a participé.
Contrairement à vous, votre père et votre grand-père, vos deux filles n’ont pas suivi l’école hôtelière. Vont-elles cependant prendre votre succession?
Nous sensibilisons nos enfants au fonctionnement de l’hôtel auquel ils sont très attachés et nous les invitons aux réunions du Conseil d’administration. Mes filles Tally et Sophie ont cependant la fibre artistique et souhaitent vivre leur passion à travers une autre profession dans un premier temps. Et c’est très bien comme ça! Du reste, leur cousin, Alexandre, diplômé de l’Ecole Hôtelière de Lausanne, travaille dans la branche. L’hôtellerie, nous l’avons de toute façon dans le sang. Moi je n’ai pas décidé, c’est venu naturellement, comme l’eau coule de haut en bas. Ma sœur Catherine Nickbarte, très active par ailleurs dans une fondation caritative, travaille aussi dans l’hôtel. Bref, je n’ai aucun souci pour la suite.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire du printemps 2008.