KAPITAL

La montée en puissance des collectionneurs horlogers

Souvent basés en Asie, ils possèdent des centaines de pièces de haute horlogerie. Pour les marques, ils ne sont pas seulement de bons clients mais aussi de précieux conseillers. Avec l’Internet, leur influence est devenue décisive.

«En Asie, j’en connais qui sont capables de déceler si tel composant a été fabriqué par un artisan de la Chaux-de-Fonds, de la Vallée de Joux ou de Genève. J’en serais bien incapable moi-même. Les connaissances de certains collectionneurs sont spectaculaires.» Renaud de Retz, à la tête de la jeune marque neuchâteloise de haute horlogerie Hautlence, a appris à connaître les passionnés de haute horlogerie; l’étrange communauté, discrète et internationale, des collectionneurs. Et pour cause: «Sur les 500 montres vendues par Hautlence à ce jour, environ 200 dorment dans des coffres de collectionneurs, en Asie et au Moyen-Orient essentiellement. Je connais une soixantaine de ces acheteurs personnellement. Deux d’entre eux ont acheté tous les modèles Hautlence, soit 17 pièces [à plus de 50’000 francs].»

Pour les petits horlogers indépendants, qui vendent des pièces rares, originales et complexes, les grands collectionneurs représentent une clientèle décisive. «C’est un peu comme dans l’art contemporain: ce sont les connaisseurs qui créent l’engouement, résume Maximilian Büsser, à l’origine de la marque de création horlogère MB&F. Nous fabriquons 150 montres par année, dont plus de la moitié sont achetées actuellement par des collectionneurs. Je les connais et j’écoute leur avis, mais cela ne signifie pas que je cherche à leur plaire quand je crée un nouveau modèle. Au contraire, mon but consiste plutôt à les surprendre à chaque fois. Mes montres divisent: certains adorent, les autres détestent.»

Les avis des collectionneurs – échangés sur des sites comme WatchProSite, ThePuristS, Horomundi ou Horlogerie-Suisse –, ne comptent pas seulement pour les fabricants mais aussi auprès des autres clients. «Ils sont devenus des prescripteurs de tendances, poursuit Maximilian Büsser. Leur opinion sur nos produits compte énormément auprès de la communauté des autres connaisseurs. C’est un phénomène très nouveau pour les créateurs.»

En intervenant sur le Net, certains spécialistes comme Bernard Cheong (lire plus bas), sont ainsi devenus très influents. «Le collectionneur contribue à créer le mythe autour d’une marque, et à forger sa réputation, reconnaît Jérôme Lambert, directeur général de Jaeger-LeCoultre. Cela existait de tout temps: à l’époque, les passionnés se rencontraient par l’intermédiaire des grandes maisons de vente aux enchères. Mais l’Internet joue un rôle énorme aujourd’hui, en accélérant les influences dans la communauté tout autour du monde, et en renforçant les échanges avec l’industrie.»

Avec 50’000 pièces produites par année, Jaeger-LeCoultre vise un public bien plus large que quelques forcenés de belles mécaniques. Mais intéresser les collectionneurs reste décisif aussi pour les grandes enseignes. «Ce sont les clients les plus exigeants, ceux qui recherchent les modèles les plus complexes et rares, et cela nous apporte beaucoup de les rencontrer, poursuit Jérôme Lambert. J’en connais quelques dizaines, dont certains qui possèdent plus de 200 de nos montres. C’est un signe de reconnaissance qu’ils choisissent nos produits, une forme de validation de leur qualité.» Pour satisfaire aux exigences de cette clientèle particulière (le collectionneur cherche par définition l’objet rare, complexe, cher et difficile à obtenir), les maisons de haute horlogerie confectionnent régulièrement des pièces uniques. «Nous en réalisons environ 3 par année, des montres particulièrement complexe et coûteuses, de 800’000 à 3 millions de francs, dit le patron de Jaeger-LeCoultre. Nous procédons aussi à des ventes spécifiques. Prochainement, nous présenterons une réédition d’un modèle Polaris que nous ne produirons qu’à quelques dizaines d’unités et qui ne sera vendu qu’à Paris.»

Mais qui sont vraiment ces passionnés? Il en existe de plusieurs styles. Presque toujours de riches hommes d’affaires qui voyagent énormément. Il y a ceux qui veulent exhiber leur statut social à travers un modèle particulièrement voyant et ceux qui se passionnent avant tout pour la mécanique, la prouesse technique. D’autres encore cherchent seulement à se différencier. «Certains font preuve d’une avidité qui confine à l’obsession, raconte Renaud de Retz de Hautlence. Ils veulent impérativement posséder des modèles rares avant tout le monde. Au point que leur comportement, parfois, dépasse l’entendement. J’en ai vu qui achetaient à l’aveugle, y compris des prototypes non fonctionnels de grandes marques pour plusieurs centaines de milliers de francs.»

Il y a aussi les amateurs fortunés de beaux objets, comme Pat Warren. Cette vénérable américaine, qui participe à des compétitions de dressage de chevaux dans l’Ouest des Etats-Unis, a commencé sa collection – estimée aujourd’hui à plusieurs millions de dollars – au début des années 1990, en regardant la vitrine d’un bijoutier lors d’un voyage à Aspen (Colorado). «Je n’y connaissais rien, raconte-t-elle. J’ai acheté une première montre ce jour là. Et puis 250 autres ensuite! Je change de modèle deux ou trois fois par jour. Je les porte toutes. Les plus chères que je possède sont une Orbital Tourbillon de Jean Dunand et une Excalibur Double Tourbillon de Roger Dubuis. Je collectionne les pièces horlogères comme des œuvres d’art. Je possède des modèles de grandes marques comme Patek Philippe, Vacheron-Constantin ou Frank Muller mais je privilégie les petits horlogers indépendants comme Jorg Hysek, DeWitt, Speake-Marin, Vianney Halter, Christiaan van der Klaauw (Hollande) et Alain Silberstein (France), même si certaines de ces marques sont peu représentées aux Etats-Unis.» Pat Warren a rencontré personnellement plusieurs de ces horlogers.

Relativement fortunés, les amateurs de haute horlogerie ne sont pas tous forcément multimillionnaires. Avocat parisien de 37 ans, Alexandre préfère rester discret sur son identité «pour éviter d’éveiller l’attention du fisc français». Il possède une quarantaine de pièces horlogères, pour une valeur d’environ 250’000 euros.

«J’ai commencé avec les Swatch que je collectionnais comme accessoires esthétiques quand j’avais 12-13 ans! Avec l’argent de mes premiers salaires, j’ai acheté une Breguet car le look me plaisait. A l’entretien d’embauche du bureau où je travaille, mon futur patron portait aussi une Breguet. J’ai pris le job car je me suis dit que cela devait être un type bien et je ne me suis pas trompé. J’adore les anciennes Vacheron-Constantin, elles sont magnifiques. Et depuis peu je m’intéresse aux créations d’indépendants comme Philippe Dufour. J’ai revendu pas mal de pièces dont certaines avaient pris beaucoup de valeur: jusqu’à 5 fois, voire 10 fois le prix d’achat. Donc l’horlogerie a été pour moi un bon investissement! Je reste cependant un «petit joueur». Mais avant tout un passionné. J’aime dialoguer avec les autres spécialistes et avec les horlogers eux-mêmes. J’aime leur relation au monde, à l’esthétique, à la technologie, la tradition et au temps qui passe.»

Pour dialoguer avec les aficionados du monde entier, certains créateurs horlogers viennent désormais eux-mêmes sur les blogs spécialisés présenter leurs nouveautés et discuter de leurs produits. Cet échange facilité a déjà permis à de nouvelles petites marques de se faire connaître plus rapidement auprès de ce public cible privilégié et influent. D’un bout à l’autre du monde, derrière leurs ordinateurs, les passionnés d’horlogerie accélèrent ainsi la créativité d’une industrie ancestrale.

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«Un moyen d’archiver l’ingéniosité de l’esprit humain»

Les grands horlogers connaissent son sourire, sa patience, sa gentillesse et surtout, son savoir encyclopédique. Epicurien, mélomane et musicien (il joue de plusieurs instruments), Bernard Cheong, médecin de 48 ans à Singapour, figure parmi les collectionneurs horlogers les plus respectés au monde. Il n’a pourtant jamais travaillé dans le secteur. Sa connaissance anthologique du domaine, de son histoire, des modèles, des marques et des techniques horlogères dépasse pourtant celle de nombreux professionnels. Interview.

Comment est née votre passion pour les montres?

Par un cadeau de mes parents, une Flyback Chronograph de Seiko que j’ai choisi dans le magasin avec eux quand j’étais enfant. Les montres emmagasinent une grande valeur sentimentale: on se souvient du contexte dans lesquels on les a reçues, achetées ou portées. J’ai toujours cette Seiko, ma collection est née ainsi en 1973. La première montre que j’ai achetée de ma poche, à 23 ans, était une Omega Seamaster Titane 1982, une pièce très originale à l’époque, alors que tous mes copains achetaient des Rolex Submariner.

Combien avez-vous acheté de montres dans votre vie?

Plus de 180, je pense. J’en possède un peu plus de 100 aujourd’hui. J’en revends parfois. Par exemple, je me suis fait une petite fortune en écoulant ma collection de Panerai. Je les avais achetées en 1996/1997 quand personne n’en voulait… Ma passion m’a amené à discerner et sentir ce qui se fait de mieux. Ma collection représente plus de 3 millions de francs suisses aujourd’hui. Six pièces d’exception totalisent à elles-seules un million de francs. Si l’on compare aux vins, aux voitures ou aux bijoux, les montres représentent un investissement beaucoup plus prometteur, durable et sensé.

Quelles sont vos marques préférées et pourquoi?

J’ai arrêté de regarder les marques des montres vers 2003. J’évalue la qualité de chaque modèle indépendamment des fabricants, un peu comme je le ferais pour une œuvre d’art. Je dirais que IWC, Jaeger-LeCoultre, Ulysse Nardin, Breguet, Glasshütte Original, A.Lange & Söhne, Patek Philippe et Rolex ont chacune produit une ou deux pièces vraiment très importantes dans l’histoire horlogère. Et, plus récemment, parmi les horlogers indépendants (qui ne sont pas encore réellement des marques): Max Büsser (MB&F), Philippe Dufour, Vianney Halter et Volker Vyskocil.

Connaissez-vous les autres collectionneurs horlogers?

Nous formons une sorte de club informel. Il faut savoir qu’en Asie, on trouve énormément de collectionneurs de montres, mais les connaisseurs sont rares. La plupart se laissent guider essentiellement par le prix ou l’opinion des autres. Un peu comme ces amateurs de vins qui achètent de prestigieuses étiquettes mais ne perçoivent pas vraiment les différences s’ils dégustent à l’aveugle… J’en connais qui amassent des piles entières de Patek Calatrava, toutes plus ou moins pareilles, qui sont encore dans l’emballage d’origine et ne seront jamais portées. Absurde!

Comment expliquez-vous la concentration de collectionneurs en Asie et au Moyen-Orient, alors que l’horlogerie émane de la culture européenne?

Cela vient de certaines pratiques du monde des affaires. En Asie et au Moyen-Orient, les montres sont souvent offertes comme «cadeau» à l’occasion d’un contrat, sans que cela soit perçu de manière trop visible comme une forme de corruption. Offrir une Patek ou une Rolex représente un lubrifiant usuel dans les négociations…

Comment choisissez-vous la montre que vous portez le matin?

Cela dépend de mon humeur, des gens que je vais croiser dans la journée, un peu comme d’accorder les vins en fonction des hôtes et des plats. J’en ai toujours une trentaine à disposition, à la maison et au bureau, et j’en change plusieurs fois par jour. Je porte toutes mes montres, mais il n’est pas exclu que je les mette un jour dans un musée à Singapour. Je suis fier de la réputation construite par notre pays en matière horlogère, et que nous ayons pu acquérir autant de pièces rares. Je vois ma collection comme un moyen actif d’archiver des exemples très importants de l’ingéniosité de l’esprit humain.

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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 3 avril 2008.