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La retraite d’un demi-dieu

Doté d’un charisme extraordinaire, Castro a dominé la seconde moitié du XXè siècle. La contradiction entre la modernité de l’époque et la divinisation de quelques-uns de ses dirigeants est paradoxale. Et mérite réflexion.

Fidel Castro prend sa retraite. Comme tout un chacun, juste un peu plus tard que le commun des mortels. A cette différence près qu’il n’est pas un mortel ordinaire. Depuis un demi-siècle, il appartient en effet au panthéon de l’humanité moderne. Avec quelques autres, Lénine et Mao pour n’en citer que deux, il y siège sur les marches les plus élevées où leurs contemporains les ont hissés de leur vivant.

Il est, historiquement parlant, encore un peu tôt pour faire le bilan de cet étrange XXe siècle qui vit les hommes rendre à certains dirigeants politiques des cultes dont n’auraient pas osé rêver les pharaons. Il y a là une contradiction entre la modernité et les replis les plus archaïques de l’âme humaine que l’on peine à débrouiller, à expliquer.

Un écrivain, Elias Canetti, s’y est essayé dans Masse et Puissance mais, comme effrayé par le prolongement de l’objet de son étude, il s’est arrêté avant d’en arriver à ces hommes déifiés vivants par des masses aveugles et désireuses de remettre leur destinée entre les mains d’un chef. Des millions d’individus qui, désespérés (forcément désespérés parce que rien d’autre ne saurait justifier une telle régression), renoncent à la plus belle conquête de l’homme, sa capacité de réflexion fondement de sa liberté.

Car, même déshérité parmi les déshérités, il faut être revenu de tout pour se donner corps et âme à un dictateur dont on ne connaît les aptitudes que par le coup d’éclat fondateur de sa puissance, une puissance développée ensuite par une propagande habile et fallacieuse.

On le répète assez ces jours-ci: Fidel Castro n’est au départ qu’un fils de bourgeois, un patriote mu par la volonté de débarrasser son pays d’un dictateur corrompu. En mettant en scène sont entrée télévisée (c’était quasiment une première) dans La Havane le 8 janvier 1959, il sait qu’il dispose d’une vaste caisse de résonance: l’immense Amérique latine. Un continent entier soumis à des régimes militaires bornés, brutaux et barbares. Un continent entier exploité sans vergogne par des multinationales américaines.

En 1959, le monde n’est libéré du nazisme que depuis quatorze ans. Il baigne encore dans l’euphorie de la victoire, de la liberté reconquise, de l’aspiration au progrès et à la fraternité. Malgré quelques gros couacs (la répression en Allemagne de l’Est, la dénonciation des crimes de Staline, l’invasion de la Hongrie), l’idée communiste reste porteuse des espoirs de l’immense majorité des opprimés du monde entier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, ce le fut à l’époque.

Victorieux à La Havane, Castro endossa d’autant plus volontiers les habits du parfait satellite de Moscou que Washington ne lui laissa guère le choix d’agir différemment. Puis il se frotta aux dures réalités de la gestion d’un pays pauvre soumis à un embargo rigoureux et il devint ce bavard incorrigible dont les imprécations masquaient péniblement la transformation de la glorieuse révolution cubaine en une misérable dictature militaire.

Est-ce dire qu’il a simplement renoué avec la tradition du «caudillisme» latino-américain? Il ne semble pas. Malgré ses déboires internes, malgré les crises à répétitions et les phases répressives du régime, Castro a conservé et conserve encore un charisme indiscutable sur des masses immenses. Il suffit de faire deux pas dans les banlieues de Santiago du Chili ou de Buenos Aires pour s’en rendre compte.

La raison? Le vieux mythe de David et Goliath. A la tête de sa petite république, Castro a tenu tête aux gigantesques Etats-Unis. Tous ceux – et leur nombre n’a pas diminué en 50 ans – qui ont un compte à régler avec Washington ne peuvent que regarder avec une certaine sympathie le petit guérillero barbu qui leur tient la dragée haute depuis si longtemps.

Même diminué par la maladie, même vieillard décharné flottant dans des trainings trop amples, il reste paradoxalement porteur d’une idée d’émancipation et de liberté, lui qui a singulièrement limité les libertés de ses administrés.

Mais pouvait-il faire autrement? Les commentateurs – fascinés eux aussi par le personnage – se complaisent aujourd’hui à voir en lui un traître à la Révolution. Et l’on voit se dessiner en contrepoint à cette traîtrise la figure pure et immaculée d’un Che Guevara dont l’aura ne cesse de croître au fil des ans. C’est oublier que Guevara perdit le pouvoir à Cuba pour avoir prêché trop tôt la traîtrise, le retour à la normale, l’abandon de la Révolution. C’est oublier que la figure du Che a été façonnée par son assassinat par quelques soldats boliviens. Le mythe guévariste a pris son envol d’un corps mort allongé sur une mauvaise table dans une cahute bolivienne.

C’est oublier enfin que par définition toute révolution est vouée à la trahison. Le concept de révolution trahie revient à Léon Trotski qui, pas dupe, théorisait par ailleurs la révolution permanente. Mais en mars 1921, en lançant ses troupes à l’assaut de la citadelle de Kronstadt, Trotski avait déjà inscrit son nom en tête des traîtres à la révolution.

Plutôt que d’ourdir des procès en trahison, on pourrait imaginer une belle fin pour le nouveau retraité cubain. Que, pris soudain par un de ces accès de lucidité qui sont le propre de certains vieillard, il rêve à haute voix de considérer ses sujets comme des citoyens, d’ouvrir les frontières de son île, d’y organiser des élections. Et qu’il soit entendu par la caste détentrice du pouvoir. Cuba tomberait-elle du coup au niveau de Haïti? Rien n’est moins sûr.