Pour concilier vie familiale et travail, de plus en plus de mères lancent leur propre société. Elles disposent pour cela d’un certain nombre d’atouts: du temps à domicile et une carrière déjà mise entre parenthèses. Analyse et portraits.
La maternité donne des envies d’entreprendre à certaines femmes. Les mères de famille sont de plus en plus nombreuses à se lancer dans les affaires, devenant des «mompreneurs», selon le terme américain inventé pour décrire ce phénomène illustré par Diane Keaton dans le film « Baby Boom».
Les micro-entreprises dirigées par une femme connaissent ainsi aux Etats-Unis une croissance deux fois plus rapide que la moyenne nationale (42.3% contre 23.3%), selon une étude du Centre for Women’s Business Research parue en 2006. Tête de file de ce mouvement: Sandra Wilson, ex-employée d’une compagnie aérienne qui a inventé les chaussons pour bébé Robeez — un succès mondial — car elle ne parvenait pas à trouver des chaussures pratiques et originales pour son fils Robert.
La mompreneur a en effet pour particularité de se lancer dans affaires sur la base de son expérience de mère. Elle commercialise un produit qu’elle a inventé en premier lieu pour améliorer le bien-être son propre enfant, puis fabriqué en petites quantités pour les fils et filles de ses amies. Dépassée par la demande, elle a alors décidé d’en faire son gagne-pain.
Les mompreneurs existent également en Europe. Les deux Britanniques Melanie Marshall et Suzi Bergman ont lancé en 2003 une ligne de cabas pour mamans intitulée Storksak «car elles en avaient marre d’avoir des sacs à langer sans design», raconte François-Xavier Berclaz, directeur du site Ptiboo.ch qui commercialise ces produits.
D’après Christelle Piguet, gestionnaire chez Genilem, une structure romande qui aide les entrepreneurs débutants, «sur les 580 sollicitations que nous avons traité en 2006, environ 10% concernaient des femmes dans ce cas.»
Souvent, le désir d’entreprendre était déjà présent avant la naissance de l’enfant. «Je vois beaucoup de femmes avec des envies et des compétences qu’elles n’ont pas l’occasion d’utiliser dans le cadre de leur fonction salariée, d’où une certaine frustration, note Nadene Canning Wacker, fondatrice de l’association Via 2 qui aide à concilier vie professionnelle et famille. La maternité leur fournit alors l’occasion de passer à l’action.»
Il s’agit en effet d’une période dans la vie d’une femme particulièrement propice à l’entrepreneuriat. «Lancer sa propre société n’est pas évident lorsqu’on a un emploi. Comparée au confort du salarié, la prise de risque fait peur, relève Christelle Piguet. Or, les femmes qui s’apprêtent à enfanter démissionnent souvent de leur poste à plein temps, vu la difficulté d’obtenir un mi-temps à leur retour.»
D’autres tentent sans succès de réintégrer le monde du travail après un long congé maternité. «Echouant à retrouver leur vie d’avant, elles décident de se mettre à leur compte», analyse Nadene Canning Wacker. Dans ce cas, le risque devient pratiquement nul.
Autre atout: le temps à disposition. «La mère au foyer est confrontée à de longues périodes inactives — pendant les siestes de son enfant par exemple — qui requièrent tout de même sa présence à domicile, note Kathryn Bechtold, une mère de famille canadienne qui a lancé «The Mompreneur Magazine», une publication distribuée à 25’000 exemplaires dans son pays. Pourquoi ne pas combler ces plages avec une activité professionnelle?»
De même, le congé maternité représente «l’occasion idéale pour concocter un business plan, tout en continuant de toucher son salaire», poursuit cette maman d’une petite fille.
En fait, les motivations de la mompreneur renvoient souvent à l’envie de résoudre l’éternel dilemme carrière versus enfants. «Une femme sur deux qui souhaite lancer sa société le fait pour résoudre un problème de gestion du temps avec sa famille», confirme Christelle Piguet.
Etre à son compte permet en effet de travailler depuis la maison et de se fabriquer des horaires sur mesure, compatibles avec les heures d’ouverture des crèches et des écoles. «Il devient possible de travailler le soir, lorsque le mari est là pour s’occuper des enfants.»
Et comme la mompreneur est son propre chef, «rien ne l’empêche d’emmener son petit aux réunions ou au bureau», souligne Nadene Canning Wacker. D’autant que le bureau en question se trouve souvent à la maison, coincé entre la table à langer et le berceau.
«Mais il ne faut pas sous-estimer le temps nécessaire pour gérer une société, on n’effectue pas moins d’heures qu’au bureau, simplement on peut les agencer à sa guise, nuance la gestionnaire de Genilem. Et il ne faut pas se faire d’illusions: on ne peut pas tout faire le soir. Les clients ne sont en général disponibles que la journée.»
Kathryn Bechtold pense malgré tout que la mompreneur s’en sort mieux que l’employée de bureau. Pour autant qu’elle fasse preuve de créativité, «en confiant par exemple à la nounou de petites courses pour l’entreprise, la transformant en assistante personnelle.»
Le mari joue également un rôle capital. «Au Canada, on commence à voir des pères de famille qui ont abandonné leur emploi pour s’occuper des enfants lorsque l’entreprise de leur épouse s’est mise à décoller.»
Portraits de «mompreneurs»
Helen Calle Lin, des vêtements sur mesure
Diriger le Comptoir et le Lola, deux bars genevois à la mode, ainsi que le festival de musique électronique Overground ne suffisait pas à Helen Calle Lin. Cette Americano-Chinoise de 38 ans, qui vit en Suisse depuis 15 ans, s’est sentie pousser des ailes d’entrepreneur à la naissance de sa fille Ina, trois ans et demi.
«Lorsqu’on devient mère, on fait subitement très attention à tous les petits détails de l’enfance: constatant un manque d’habits originaux et peu chers, et voyant que la plupart des enfants étaient habillés en grande surface, j’ai voulu autre chose pour ma fille.»
La juriste de formation se met alors à fabriquer des petits kimonos colorés pour Ina. Charmées, ses amies lui en commandent pour leurs enfants. Très vite, Helen Calle Lin ne parvient plus à faire face à la demande. Elle fait produire une série de kimonos en atelier, puis lance un magasin d’habits pour enfants appelé Mimito. La mompreneur travaille désormais essentiellement depuis la maison.
«J’ai une vendeuse pour la boutique et je ne m’occupe que du design et de la chaîne de production.» Quand Ina était petite, elle se mettait à l’ouvrage dès que sa fille faisait une sieste. De même, les visites au parc permettent à la maman de liquider toute une série d’obligations professionnelles, comme les coups de téléphone. Son mari, architecte indépendant, peut aussi travailler à domicile et garde parfois Ina.
Grâce à cette organisation, «je n’ai pas besoin de me rendre au bureau de 8 à 17 heures pour assurer un revenu financier à ma famille», se réjouit Helen Calle Lin.
Isabelle Henzi de Boissoudy, un portail pour les familles
Lorsque son mari est muté à Lausanne en 1990, Isabelle Henzi de Boissoudy n’hésite pas: elle le suit, renonçant à son poste d’employée de banque. Devenue femme au foyer, elle donne naissance à deux enfants.
Les débuts sont difficiles: «Le système était très différent de la France, je ne trouvais pas d’information, je ne savais pas à qui m’adresser.» Elle participe malgré tout à la création d’une garderie dans son quartier. Mais la petite famille quitte la Suisse pour l’Autriche et Lyon. De retour à Lausanne, Isabelle Henzi de Boissoudy est enceinte de son troisième enfant et se sent dépérir.
«J’avais fait sept ans d’études pour me retrouver à la maison. Quel gâchis!» Elle tente quelques entretiens d’embauche. «J’ai très vite constaté que ce ne serait pas possible. Expatriée, je manquais de relais familiaux ou amicaux à qui confier mes enfants, et je connaissais mal les infrastructures de garde locales.»
Avec une amie, elle décide alors de lancer en 1999 un portail internet pour parents, Lafamily.ch. Se basant sur sa propre expérience, la Française de 46 ans sait qu’«une mère a besoin d’une information rapide, concrète et proche de chez elle».
Le succès ne se fait pas attendre: et lafamily.ch emploie aujourd’hui huit personnes. Se sentant comme un entrepreneur à plein temps et non comme une mère qui «travaillote», Isabelle Henzi de Boissoudy estime que les femmes doivent prendre leur destin en main. «A elles de créer un environnement qui leur permette de mener à bien travail et carrière sans attendre de l’Etat des solutions toutes prêtes».
Sandrine Gostanian, une cité des sciences suisse
Collaboratrice scientifique chez Novartis, Sandrine Gostanian avait une belle carrière dans l’industrie pharmaceutique devant elle. Mais tout bascule à la fin des années 90, lors d’une visite à la Cité des Sciences de Paris.
«J’ai eu le coup de foudre. Un mois plus tard, je donnais mon congé», raconte la jeune femme de 37 ans. Mère de deux petites filles, elle avait déjà eu l’occasion de constater «le manque d’activités pour les enfants en Suisse». A l’inverse, la Cité des Sciences lui plaît instantanément avec son côté éducatif.
«J’ai voulu développer un concept similaire en Suisse.» En deux ans, Sandrine Gostanian lève 17 millions de francs et Kindercity voit le jour en 2004 à Volketswil (ZH). Le centre attire aujourd’hui 25’000 visiteurs par an et d’autres sont prévus à Berlin, en Autriche et en Suisse romande.
«Je n’ai jamais rêvé de devenir entrepreneur, dit la femme d’affaires. Sans mes enfants, je ne me serais jamais lancée dans ce projet fou.» Son mari a lui aussi lâché son poste d’ingénieur. Tous deux gardent Coralie, 10 ans, et Noémie, 8 ans, en alternance.
«Nous avons intégré les enfants dans nos projets depuis tout petits. Les plans, les installations ont été testés sur eux.» Sandrine Gostanian s’est également servie de son instinct de mère pour meubler le centre. Par exemple, le restaurant du Kindercity a été pensé pour les petits enfants «qui ont de la peine à rester immobiles à table»: ils peuvent y courir sans risque entre les tables basses.
Vincent et Fabienne Claessens, le réveil matin pour les petits
Ce week-end du Jeûne 2000, Vincent et Fabienne Cleassens se réjouissaient de faire la grasse matinée. Mais voici que Bastien, 3 ans, se lève sur le coup des six heures. «Il nous a dit qu’il avait fini de dormir car il avait vu la lumière du jour dehors», raconte le père de cinq enfants âgé de 39 ans.
Le petit garçon, qui ne sait pas lire l’heure, n’a aucun autre repère pour savoir quand il est temps de se lever. Aussitôt, le couple imagine un produit pour remédier à ce problème: Une lampe qui indique à l’enfant quand il est l’heure de se réveiller grâce à deux dessins qui s’allument en alternance, un petit lapin qui dort et un autre qui est éveillé. Les parents règlent l’appareil grâce à une minuterie.
Les Claessens testent un protoype de la trouvaille sur leurs enfants: «Cela a marché dès le premier matin!» Après avoir tenté en vain de vendre le brevet du Kid’Sleep à un grand fabricant de jouets, ils décident en 2003 de monter une société, Claessens’Kids, et de commercialiser le réveil eux-mêmes.
Aujourd’hui, ils écoulent 2000 pièces par mois dans une dizaine de pays. De quoi en faire une activité à plein temps? «Pas pour l’instant», répond Vincent Claessens, directeur commercial dans une entreprise de vernis. Quant à son épouse, ex-comptable de 36 ans, elle était déjà femme au foyer. Elle s’occupe désormais de l’administration de la petite firme.
«Cette entreprise est devenue un projet de famille: ma femme et moi y sommes très impliqués et les enfants font office de laboratoire de recherche et développement.»