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Tournant historique et défi intérieur

Grâce à sa victoire, Erdogan peut tenir son pari: se rapprocher de l’Occident en permettant aux Turcs de vivre en accord avec leurs traditions. Mais la menace d’un coup d’Etat plane toujours.

Impressionnante victoire dimanche dernier du parti pour la Justice et le Développement (AKP) de Recep Erdogan. Ces élections législatives anticipées peuvent, grâce à une participation de 84% et à l’approbation donnée par un électeur sur deux à l’AKP, imposer un tournant historique à la Turquie. Pour la première fois depuis 1923, année où Mustafa Kemal proclama la république.

A l’époque, le futur Atatürk choisit la méthode autoritaire pour occidentaliser le pays «à toute vapeur» (c’était son slogan). Le voile, le fez, la polygamie, les musiques traditionnelles furent interdites. L’alphabet latin et le calendrier grégorien furent adoptés. On se dota de systèmes juridiques et économiques inspirés d’exemples européens.

Ultranationalistes, les kémalistes nièrent toutes réalités ethniques différentes. Il s’agissait de transformer le pays. Mais, faute de dynamisme économique et de conjoncture internationale favorable, ces mesures ne furent que cosmétiques. Le paysan anatolien, largement majoritaire, n’évolua guère.

Grâce à sa victoire, Erdogan peut faire un pari différent: se rapprocher de l’Occident en permettant aux Turcs de vivre en accord avec leurs traditions. Sur Atatürk, il dispose de l’immense avantage d’avoir un pays complètement différent.

A l’époque, les élites étaient militaires avec ce que cela suppose d’intelligence, de doigté et de finesse pour gérer une société civile en crise. Aujourd’hui, ces élites supportent sans complexe la comparaison avec celles des pays les plus avancés.

A l’époque, la religion représentait un asservissement à l’obscurantisme le plus rétrograde, aujourd’hui elle peut accompagner, comme dans n’importe quelle démocratie, un développement social harmonieux. A condition de ne pas tomber dans le fondamentalisme comme c’est le cas des groupes dirigeants étasuniens, polonais ou iraniens, pour ne citer qu’eux.

Le XXe siècle a connu de multiples expériences d’extirpation politique du sentiment religieux. Cela n’a pas marché. Il ne sert à rien d’interdire les religions, elles se volatilisent dès que le niveau culturel s’élève. Autant canaliser ce sentiment dans des organisations démocratiques capables de faire respecter la séparation de l’Eglise et de l’Etat. C’est ce qui dit vouloir Erdogan. On verra.

Le vrai défi de la nouvelle direction turque est tout intérieur. Si les élections ont été anticipées, c’est en raison des manœuvres de la hiérarchie militaire pour bloquer la désignation du nouveau chef de l’Etat. En avril dernier, planait même la menace d’un coup d’Etat. Une menace à prendre au sérieux: l’armée turque l’a déjà appliquée en 1960 et en 1980.

Ces dernières semaines, l’état-major a positionné quelque 100’000 hommes dans l’est du pays en territoire kurde, à la frontière avec l’Irak. Son objectif? Faire monter la tension nationaliste. Mettre aussi le gouvernement dans l’embarras face à ses alliés de l’OTAN opposés à une intervention turque dans le Kurdistan irakien. Mais Ankara revendique depuis 1923 la possession des vilayets de Mossoul et Kirkouk, riches en pétrole.

Une telle intervention ne peut se faire constitutionnellement qu’avec l’approbation du parlement. La majorité absolue conquise par l’AKP écarte en principe une telle initiative. D’autant plus qu’une centaine des nouveaux députés AKP sont d’origine kurde.

L’épreuve de force entre l’armée et l’AKP pourrait avoir lieu à propos de l’élection du président de la République, toujours pendante après les échecs du printemps. Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères et candidat malheureux, a déclaré le 25 juillet qu’il était toujours candidat. Que feront les militaires?

Le haut commandement, habitué à faire la pluie et le beau temps lors de sa fameuse réunion du dernier vendredi de chaque mois, doit être bien emprunté. Les électeurs viennent de lui administrer une claque sonore. Pis même, le résultat du scrutin prouve que les manifestations monstres en faveur de la laïcité n’étaient que le fait de soldats en service commandé, appuyés par leurs familles. De surcroît, la minorité de Kurdes qui ne s’est pas ralliée à Erdogan a pu faire élire 24 députés.

Les deux partis nationalistes ont certes fait quelque 35% des voix, mais sans le soutien des milieux économiques qui ont choisi Erdogan en misant sur sa capacité à adapter le pays à la globalisation, ils sont condamnés à de stériles gesticulations.

Alors, un coup d’Etat? A première vue, cela fait un peu démodé. Cela rappelle ces colonels grecs qui, dans les années soixante, s’étaient emparés du pouvoir, avaient vite étalé, plutôt que leur capacité à gérer le pays, leur attirance perverse pour la violence et la torture. Puis, un matin, ils avaient dû jeter l’éponge, laissant derrière eux un pays couvert de plaies et une affaire chypriote inextricable.

Mais, l’histoire nous l’enseigne, la perspicacité et la modestie ne sont que rarement le lot des militaires. La prudence reste de mise.