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Quand la politique sent le chameau et la soupe de poisson

Campagne électorale oblige, les politiciens montrent tout, et laissent complaisamment les charrues médiatiques labourer leurs jardins privatifs. Gare aux amitiés particulières.

Manger avec eux, si possible à une bonne table, faire les courses avec eux, de préférence à la Migros, se balader en leur stimulante compagnie dans la vaste nature — en rollers, raquettes, vélo, ou bêtement à pinces: ne restait plus, pour les médias, en ce début de campagne électorale, qu’à inventer une nouvelle forme de relations avec les politiciens.

Ces gens-là, bien sûr, sont devenus tellement ennuyeux, leurs discours si creux, ou abscons, qu’il est parfaitement impossible désormais de se contenter d’une simple conversation, d’une banale interview. Bref, les politiciens n’intéressent plus qu’à condition de parler de tout, sauf de politique. Tel est du moins l’axiome journalistique du moment.

Les politiques, il est vrai, ont fait beaucoup, avec leur grosse langue de bois et leurs petites combines, pour accréditer cette idée. Pas étonnant qu’ils en soient réduits aujourd’hui, pour essayer de reconquérir une petite place dans le coeur devenu si sec de l’électeur lambda, à se prêter à toutes les pitreries, à consentir à toutes les atteintes à la vie privée.

A tel point que la plaisanterie, devenue récurrente dans les rédactions, n’en est qu’à moitié une: à savoir que la prochaine étape devrait fatalement consister à coucher avec eux, et à scrupuleusement en rendre compte — le devoir avant tout.

D’ailleurs,c’est presque fait, grâce à l’Hebdo et son excellent Blog & Breakfast. Semaine après semaine, jusqu’en octobre, les journalistes du Pont Bessières n’iront certes pas coucher avec les candidat-e-s, comme on dit à gauche, mais chez les candidat-e-s, l’un n’excluant d’ailleurs pas totalement, ni forcément, l’autre.

Le Blog & Breakfast, qui a déjà eu les honneurs du «Monde», a d’ailleurs failli s’appeler d’abord «Au lit avec…».

L’opération ne fait que débuter et n’aura touché pour l’heure, sans pléonasme, que le Valais et les cantons primitifs. On apprendra ainsi que le conseiller national PDC schwytzois Reto Wehrli est le roi, mais vraiment le roi de la soupe de poisson, sauf que malheureusement, il garde la recette pour lui. Que la femme du haut-valaisan Peter Jossen, candidat socialiste au Conseil des Etats, possède dix chevaux, un paon et quatre chameaux, «des animaux très sensibles et intelligents».

Bien sûr, il y a des réticences. Pas fou, Jean-Noël Rey a d’abord voulu en parler à sa compagne, sur l’air de «Devine qui vient dîner et coucher ce soir». Avant de dire non, expliquant ne pas aimer «du tout cette manière personnaliste d’aborder les choses».

Idem pour le conseiller aux Etats uranais Hansruedi Stadler qui ne déroge pas à certains principes de salubrité publique: «Jamais un journaliste n’est venu à la maison». Ce n’est pas le président de tous les Français qui pourrait en dire autant.

Face à cette «peopolisation» galopante du politique, fut-ce à dos de chameau, où faut-il s’arrêter? Ça dépend de la bête, semble-t-il.

Il y a ceux qui adorent — genre Christophe Darbellay, qui a ouvert récemment les portes de sa demeure et présenté sa petite amie aux lecteurs sans doute ébaubis du Matin. Le président du PDC, depuis son élection en 2003, a été régulièrement croqué en plein effort dans des disciplines tout sauf parlementaires, comme la chasse au chamois. Ou Oskar Freysinger, qui expose, dans les gazettes et les écrans d’ici et de là-bas, les détails passionnants de sa vie de tous les jours à Savièse, torse nu, avec femme, carabine et progéniture.

D’autres, en revanche, préfèrent jouer les intransigeants, tel le conseiller national fribourgeois Christian Levrat, qui refuse la moindre caméra chez lui, au motif que «la sphère privée offre un endroit de ressourcement, qu’il faut préserver».

Troisième catégorie, enfin: les gros roublards qui n’aiment pas ça, mais jouent néanmoins le jeu quand il y a quelque chose de concret, d’immédiat, à y gagner. Comme le conseiller d’Etat vaudois Pierre-Yves Maillard, dévoilant, toujours dans le Matin, les conforts de son loft lausannois, à une semaine de la votation sur la caisse unique, pour laquelle il s’était beaucoup investi. Là, recevoir des journalistes chez soi équivaut un peu à la manoeuvre de la dernière chance, au bluff du désespoir.

Christophe Darbellay justifie cette fuite en avant, ou plutôt en dedans, en expliquant, dans «Le Temps , qu’exposer sa vie privée permet de combiner «l’image et le discours». Certes.

Sauf que ce mélange entre le privé et le public, les pénates et le cénacle, la famille et la politique, n’est pas toujours innocent. On voit poindre une proximité, des liens de sympathie, pour ne pas dire de connivence, que crée forcément l’agape, la balade ou le toit partagé.

C’est probablement ce que recherchent les politiciens en se dévoilant si fort côté jardin: noyer le poisson, servir la soupe aux journalistes avec l’espoir raisonnable que bien vite, à leur tour, les journalistes la leur servent. Toute chaude et sur un plateau.