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Dix ans après la chute du communisme, les Tchèques ont reconstruit le mur de la honte

En République Tchèque, l’anniversaire est déjà terni par le triomphe du racisme ordinaire. Au nord du pays, une ville de province a érigé un mur autour d’un ghetto tzigane. Parabole de dix années de liberté au pays de Vaclav Havel.

C’est une vilaine cité industrielle de taille moyenne, sur l’Elbe, à une centaine de kilomètres au nord de Prague. Usti nad Labem, 55’000 habitants et ses aciéries au ralenti, est depuis dix jours la honte de la République Tchèque. La municipalité a fait bâtir un mur en béton de près de deux mètres de haut, encerclant complètement un pâté de HLM délabrés plantés sur un terrain vague où vivent quarante familles de Tziganes.

L’idée est d’isoler les indésirables – qu’une majorité de Tchèques nomment «les Noirs» en raison de la couleur nettement basanée de leur peau – des autres habitants dans la rue Maticni au centre de la ville. Une fois le périmètre bouclé, les habitants du ghetto n’ont plus que deux portes, contrôlées, pour en sortir, et un couvre-feu à respecter.

«Le mur ne suffit pas. Il n’arrête pas le bruit et il y a deux portes, ce qui fait que les Roms peuvent aller et venir», se plaint pourtant Eva Kombertova, tenancière du bistrot voisin, où l’on se félicite de ce premier pas vers la segrégation raciale entre «Blancs» et «Noirs».

Critiquée à de nombreuses reprises depuis quelques années pour le traitement lamentable qu’elle réserve à sa minorité tzigane (environ 300’000 personnes, soit 3,5% de la population), la République Tchèque est une fois de plus montrée du doigt. Le pays détient déjà le record d’Europe des agressions racistes commises par des skinheads: une vingtaine de Roms ont été assassinés depuis 1992, sans que la police ne montre un zêle particulier pour retrouver les coupables (les flics se défendent en disant que les salaires de la fonction publique ne sont plus ce qu’ils étaient).

Désormais, avec l’affaire du mur, c’est l’avenir européen de Prague qui est en jeu. Les critiques les plus virulentes émanent des Etats-Unis, de l’Union Européenne et du parlement européen de Strasbourg, qui ont tous «vivement recommandé» au gouvernement tchèque de faire abattre le mur dans les plus brefs délais. Le premier ministre tchèque Milos Zeman, qui dirige tant bien que mal un gouvernement social-démocrate minoritaire et bancal, leur a répondu qu’il faisait son possible, mais qu’en l’occurrence, le mur de la honte n’avait pas été bâti par le pouvoir central – qui «condamne fermement» – mais par une municipalité rebelle.

N’empêche, la mollesse des autorités donne des idées à d’autres. Les villes de Vsetin et de Rokycany envisagent à leur tour de régler leur «question tzigane» avec des pierres et du ciment.

Le sort des Tziganes tchèques fait régulièrement la Une des journaux occidentaux depuis deux ans, en particulier quand nombre d’entre eux tentent d’émigrer pour y chercher asile en Grande-Bretagne ou au Canada. Londres et Ottawa ont parfois reconnu l’ostracisme dont souffrent les Roms d’Europe de l’Est, en accordant l’asile à des dizaines d’entre eux.

Dans un pays confronté à plus de 9% de chômage, les Tziganes tchèques comptent 80% de sans-emploi. Leur communauté, sédentarisée à l’époque communiste, souffre d’un fort taux d’analphabétisme et l’alcoolisme. Sans formation professionnelle, les Roms ne trouvent généralement que des emplois précaires – les premiers à être supprimés quand les entreprises restructurent pour cause d’adaptation à l’économie de marché.

La construction du mur d’Usti nad Labem a provoqué des menaces à peines voilées de Bruxelles sur un retard possible de l’entrée du pays dans l’Union européenne, prévue à l’horizon 2003. Les pressions occidentales pour le respect des droits de l’homme agacent dans ce pays plutôt libéral, où la lutte pour redresser l’économie accapare les esprits et engendre d’immenses frustrations.

Partie en tête, au début des années 90, dans la course à l’Europe, la République Tchèque marque le pas depuis 1996. Elle s’est fait dépasser économiquement par ses voisins hongrois et polonais, et peine à redorer son blason. Cela ne justifie évidemment pas ses manquements honteux dans le respect des droits de l’homme.

«Nous devons mener cette bataille dans notre propre intérêt, parce que ce sont nos propres valeurs», déclarait voilà une semaine Petr Uhl, délégué gouvernemental chargé des droits de l’homme. Mais le mur est toujours là.

Que n’a-t-on chanté les louanges de Vaclav Havel, président-philosophe, dissident humaniste devenu chef d’Etat par la force de sa résistance morale à la répression et à la bêtise congénitale du régime communiste… Dans une affaire aussi essentielle par son symbolisme que celle du mur de Usti nad Labem, il aurait pu, aurait du mettre tout son prestige dans la balance, exiger sa démolition immédiate, en appeler à la nation, la regarder dans les yeux pour lui asséner une de ces leçons de «morale civique» dont il a le secret.

Mais voilà, les Tchèques n’écoutent plus Vaclav Havel. Encroûté dans sa vie de château, le président est redevenu le grand bourgeois qu’il n’aurait jamais cessé d’être si l’irruption du communisme à Prague en 1948 n’avait dépouillé sa famille de ses terres et de ses tableaux.

Aujourd’hui, Havel ne bénéficie plus du tout, auprès de ses concitoyens, de l’autorité morale des débuts. Le héros en jeans de la Révolution de Velours est maintenant trop riche, trop distant.

D’ailleurs, à deux mois de l’an 2000, les Tchèques détestent leur classe politique, méprisent leur président et affichent sans déplaisir un racisme ordinaire trop longtemps contenu dans «l’amitié (obligatoire) entre les peuples» de la grande époque soviétique. Leur pays fait désormais partie de l’OTAN, bientôt de l’Union Européenne. Un pays comme un autre, avec ses petites et ses grandes trahisons, son provincialisme détestable et pour seule ambition la volonté d’être le seul endroit au monde ou la vie est aussi douce qu’ailleurs.

Dix ans de liberté pour ça, c’est peut-être pas grand chose. Ou beaucoup, c’est selon. De toute manière, les Tchèques sont les seuls à avoir le droit de juger. Le songe d’une démocratie parfaite était une utopie: peu importe finalement la «qualité» de la liberté retrouvée, tant que s’estompe le douloureux souvenir des années rouges.

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Othon Nikopol, journaliste, a longtemps vécu en République Tchèque.