Les histoires d’amour entre un enseignant et son élève suscitent en général des réactions outrées. Faut-il pour autant les interdire? Aux Etats-Unis, on a choisi la voie de la sévérité.
Mary Kay Letourneau et Vili Fualaau se rencontrent en 1996, tombent amoureux, mais ne pourront se marier que neuf ans plus tard. Dans l’intervalle, Mary Kay aura passé sept années en prison, accusée d’avoir violé Vili. Le jeune homme avait 12 ans à l’époque de leur première rencontre, Mary Kay 34.
Surtout, il était élève dans la classe de sixième où elle enseignait. Aux Etats-Unis, on ne tolère absolument pas les relations entre professeurs et élèves. De tels comportements sont sévèrement punis, même lorsque les deux protagonistes sont majeurs. Certaines universités vont ainsi jusqu’à inscrire cette interdiction dans leur règlement.
La Suisse se montre plus clémente face à ces relations: on constate une volonté de dédramatiser. Le président de l’UDC valaisanne, Oskar Freysinger, qui enseigne au Lycée-Collège de la Planta à Sion, estime qu’il faut éviter l’«acharnement». «On ne peut quand même pas interdire l’amour!» Lui-même dit avoir subi «deux ou trois tentatives d’approche» de la part de ses élèves, au début de sa carrière.
Quant à Jacques Chessex, enseignant et auteur de plusieurs romans sur ce thème, il estime que l’interdit nourrit la relation au lieu de la décourager. «L’histoire devient d’autant plus intense qu’elle est incommunicable», dit l’écrivain romand qui, sans se prononcer sur sa propre expérience, précise avoir abordé le sujet dans ses romans «pour dégoupiller une grenade».
Les personnes concernées refusent, elles, d’être stigmatisées. Pierre-Henri Béguin, professeur de français au Lycée Denis-de-Rougemont à Neuchâtel (lire son témoignage plus loin), utilise des mots simples pour décrire ses douze ans de relation avec une ex-élève: «C’est juste l’histoire d’une rencontre entre un homme et une femme qui se plaisent et qui se le disent.»
L’époque n’y est pas pour grand-chose. Une musicienne, Marianne Clément, âgée de 77 ans aujourd’hui, avait épousé l’un de ses professeurs dans les années 40… (lire son témoignage plus loin).
Si la Suisse semble faire preuve de tolérance face à ces histoires d’amour peu conventionnelles, certains parlent plutôt de tabou. «Ce genre de comportement n’est jamais discuté auprès des maîtres», indique Christine Schwab, directrice du Gymnase de Burier, à La Tour- de-Peilz. Seule une loi tacite prévaut: «Ces relations sont légales, mais éthiquement inacceptables. Cela fait partie de la culture déontologique de l’enseignant.»
Jacques Chessex considère que la société est aujourd’hui «crispée» sur cette question. «Il y a trente ans, lorsqu’on était plus proches de Mai 68, les carcans sautaient, la liberté était davantage médiatisée.»
L’omerta actuelle se confirme lorsqu’on se tourne vers les lycées, collèges et gymnases. Les directeurs d’établissement interrogés ont tous affirmé ne jamais avoir eu vent d’histoires de ce type – du moins pas dans leur établissement. Sous couvert d’anonymat, la plupart reconnaissent pourtant que le phénomène existe et qu’il est fréquent.
Une discrétion qui trahit l’appréhension des responsables scolaires face à une réalité potentiellement explosive. On craint d’ouvrir la boîte de Pandore. «La relation entre l’enseignant et l’enseigné est toujours une dialectique tendue, faite de fascination réciproque, estime Jacques Chessex. Si elle devient amoureuse, la différence d’âge, la responsabilité de l’un envers l’autre, ainsi que l’anathème juridique et moral en font rapidement un véritable scandale.»
Une histoire entre un professeur et son élève «pose problème, car le second est soumis au jugement du premier, estime pour sa part Oskar Freysinger. Un maître engagé sentimentalement ne serait plus capable de sanctionner les résultats de son élève avec tout le professionnalisme et l’objectivité requis.»
Si, a priori, on peut craindre pour l’élève dans ce type de relation, l’enseignant peut lui aussi se brûler les ailes. «A l’adolescence, on change d’avis très vite. Une histoire peut se terminer aussi rapidement qu’elle a débuté, note Jean*, professeur de philosophie dans un gymnase vaudois. Le maître reste alors sur le carreau, et aura de la peine à s’en relever.» Il se souvient d’avoir vu des maîtres tomber dans une profonde dépression à l’approche des vacances d’été qui allaient leur enlever un élève particulier.
Et même si la relation se poursuit une fois la scolarité de l’étudiant terminée, l’enseignant – plus âgé – devra affronter d’autres problèmes. «J’ai connu un professeur de gymnase qui a épousé une de ses ex-élèves. Il a développé une jalousie maladive en raison de leur différence d’âge. Elle a fini par le quitter et il s’est retrouvé vraiment perdu.»
Même si la relation n’est pas consommée, des problèmes peuvent surgir. Il n’est pas anodin qu’un ou une élève tombe amoureux de son prof. «Ces attitudes ambiguës témoignent souvent d’un manque affectif à la maison. Le prof se substitue au parent trop distant et l’élève développe une relation de dépendance affective avec lui», explique Marie Gili, psychologue scolaire au Collège de Coppet (VD). Une dépendance qui peut aller très loin.
La psychologue se souvient du cas d’une enseignante qui a dû porter plainte pour harcèlement. «L’une de ses élèves la suivait, surveillait sa maison, lui faisait des cadeaux inappropriés.» Face à ce type de comportement, le professeur doit savoir mettre des barrières. «Il doit dire clairement qu’il n’est ni un ami ni un membre de la famille.» Cependant, les maîtres se sentent souvent démunis face aux sollicitations d’un élève.
«Nous ne sommes pas du tout préparés à ce type d’éventualité, cette hypothèse n’existe pas dans la formation du prof», raconte Jean. Confronté à une élève tombée amoureuse de lui, il a été convoqué par le chef du département. «J’avais un peu naïvement laissé se développer une relation faite de discussion et de valorisation de l’élève, sans plus.» On lui a dit que l’élève, âgée de moins de 16 ans, allait être transférée dans une autre classe. «J’ai été choqué et bouleversé par l’issue brutale de cette histoire», raconte-t-il.
Dans un souci bien helvétique de relativiser, Marie Gili précise toutefois que «les filles qui sont amoureuses du prof de gym et qui en parlent entre elles en pouffant de rire, cela ne porte pas à conséquence. Cela fait même partie du développement normal de l’adolescent.»
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«Notre histoire n’avait rien de banal»
Charlotte*, 45 ans, enseignante dans un collège lausannois
En 1987, Charlotte termine son année de stage dans un collège. Elle a alors 25 ans. L’un des élèves d’une classe où elle enseigne l’allemand, Alexandre*, impressionne tout le monde par sa maturité et son aisance, notamment dans son rapport très spontané avec les profs. Il a 19 ans, habite seul, vient d’une famille éclatée. «Il était un cas à part, bizarre mais très apprécié.» A la fin de l’année, Charlotte accompagne la classe en voyage d’études à Rome. Une grande proximité s’établit entre elle et le jeune homme.
Au retour, il fait le premier pas, l’invitant à boire un verre. Les choses se précisent, Charlotte rompt avec son ami, mettant un terme à une liaison de sept ans. Mais elle est terrorisée. «J’entrais dans un espace interdit, c’était très déstabilisant.» Elle s’en ouvre à son directeur de stage, qui lui donne sa bénédiction. L’année scolaire se termine et leur histoire démarre pour de bon. «Nous avons passé un été magnifique, collés l’un à l’autre, dans la folie de la jeunesse.»
Le jeune homme, qui a développé des rapports d’amitié avec le directeur de l’établissement, lui avoue leur histoire. Celui-ci l’encourage, lui disant: «Tu as de la chance, Charlotte est quelqu’un de très bien.» Cette dernière, qui a passé son brevet, commence à enseigner dans un autre établissement. Pendant ce temps, Alexandre poursuit ses études au gymnase. Leur relation se normalise, puis en 1991, c’est le mariage et la naissance d’un premier enfant. Charlotte commence à ressentir un léger décalage: à 30 ans, elle aspire à une vie de famille stable. C’est moins le cas d’Alexandre.
En 1994, suite à la naissance de leur petite fille, Charlotte découvre qu’il voit une autre femme. Ils divorcent en 1996. «J’ai beaucoup ramé, à cause des enfants et parce que je pensais pouvoir réparer notre couple. J’ai eu de la peine à faire le deuil de cette histoire.» Aujourd’hui, Charlotte est remariée et entretient des rapports sains avec son ex-mari. A ceux qui pensent qu’elle représentait pour Alexandre une figure maternelle, Charlotte répond: «C’est vrai. J’ai eu, en un certain sens, un rôle de mère pour lui, je lui ai amené la stabilité. Quant à moi, j’ai vécu au début une sorte de retour à l’adolescence.» Mais elle prévient: «Nous avons vécu une histoire de vie, dont le simple schéma prof-élève ne suffit pas à rendre compte.»
*Prénoms modifiés
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«Il ne faut pas abuser de la séduction»
Marco Solari, 48 ans, professeur de géographie au Collège de Candolle, à Genève.
Ce soir de 1996, Marco était sorti en discothèque. Mais la soirée prend un tour inattendu. Il croise une ex-élève du Collège Voltaire, où il enseignait alors. Sophia n’a jamais suivi ses cours: ils se sont croisés lors d’un voyage d’études en Irlande. La jeune fille a passé sa maturité cinq ans plus tôt, en 1991. Mais, malgré ces circonstances atténuantes, son entourage accepte mal la relation qui se noue.
«Ma famille critiquait notre différence d’âge – quatorze ans.» Ses collègues la jugent également avec sévérité. «Ça ricanait sous cape, on disait: « Solari n’est pas net. C’est un séducteur, méfiez-vous! »» Sophia est aujourd’hui l’ex-épouse de Marco Solari. Ils ont eu un enfant ensemble. Malgré son expérience, il se montre intransigeant avec les maîtres qui entament une histoire d’amour avec une élève.
«Ethiquement, je trouve insoutenable d’entretenir une relation sentimentale avec quelqu’un à qui on attribue des notes. S’il doit y avoir une histoire, elle se fera plus tard. Il ne faut pas abuser de la séduction qu’exerce la parole d’un enseignant», affirme- t-il, lui qui est aussi formateur à l’Institut de formation des maîtres-ses et des maîtres de l’enseigne-ment secondaire (IFMES).
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«Si c’était à refaire, je le referais»
Pierre-Henri Béguin, 58 ans, professeur de français au Lycée Denis-de-Rougemont.
Pierre-Henri Béguin ne regrette rien. Il a vécu douze ans d’amour avec une ancienne élève. En classe, il voyait en elle une brillante élève, rien de plus – même si elle est sortie du lot à travers une recherche effectuée en marge de ses études. «Elle avait fait un travail d’une superbe qualité, qui m’a impressionné.» A la suite de cette collaboration intellectuelle, elle l’invite chez elle, avec une autre camarade de classe. «On a passé une très agréable soirée. Elle me touchait avec ses petites maladresses.»
Une fois son bac passé, sa future femme entame des études de français. Pierre-Henri Béguin – âgé à l’époque d’une trentaine d’années – continue de la voir à la Cité universitaire, où il se rend régulièrement. «Notre histoire s’est construite très naturellement par une lente accumulation de petits moments de complicité.» Ce n’est que deux ans plus tard que la relation amoureuse débute vraiment. Quatre ans encore et les deux amants se marient. Un enfant est né de cette union, avant que le couple ne se sépare. «On était faits l’un pour l’autre, mais ma femme avait évolué, ses attentes avaient changé.»
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«La relation a duré plus de cinquante ans»
Marianne Clément, 77 ans, musicienne à la retraite.
Marianne Clément est une belle vieille dame, au maintien gracieux et au sourire paisible. Musicienne à la retraite, elle a vécu une longue histoire d’amour avec son prof de français, rencontré dans les années 40 alors qu’elle étudiait dans un collège pour jeunes filles de Lausanne. «Toute notre classe était un peu amoureuse de ce jeune homme passionné de Baudelaire et de Racine. Au début de l’été, j’ai passé mon certificat d’études. A l’automne, Pierre* s’est déclaré. Début 1946, nous étions fiancés; j’avais 16 ans et lui 25. Mais nous ne nous sommes mariés que cinq ans plus tard, après mes études au Conservatoire», relate-t-elle. Elle dit avoir vécu ce début de relation sans rencontrer d’obstacles particuliers. «Mes parents l’ont très bien accueilli.» De nombreuses personnes étaient d’ailleurs au courant. «Nous n’avions rien officialisé avant la fin de mes études. Mais notre attirance l’un pour l’autre était souvent visible, et beaucoup savaient, toute la classe en tout cas. J’étais passionnée par la matière qu’il enseignait, je n’arrêtais pas de lui poser des questions après les cours.» Elle n’a pas non plus souffert d’un quelconque opprobre social. «J’étais presque protégée par mes copines, qui disaient: « S’il la laisse tomber, qu’est-ce qu’on lui passe! » Aujourd’hui, je me dis que les plus inconscients étaient peut-être mes parents! Je manquais de maturité, cela aurait pu beaucoup moins bien se passer.» Mais elle n’a pas eu à regretter son choix. La relation a duré plus de cinquante ans et ne s’est achevée que par le décès de son mari en 2002. «J’ai vécu cinquante-deux ans d’amour, de partage, de complicité et d’échanges sur la littérature, la musique, la peinture et l’existence qui auront composé une vie heureuse et très riche.»
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«Plus jamais!»
Jean*, 49 ans, professeur de philosophie dans un gymnase vaudois
Cela ne lui est arrivé qu’une seule fois et on ne l’y reprendra plus. Son histoire avec une ancienne élève avait pourtant bien débuté: une admiration réciproque pendant les cours de philosophie, une rencontre après son baccalauréat, et un début de relation.
Mais tout bascule après quelques semaines: «Je la ramenais chez elle en voiture un soir, lorsque nous avons vu ses copains arriver. Elle a enfoncé ma casquette sur mes yeux pour que ses amis ne me reconnaissent pas, et est sortie précipitamment du véhicule sans dire un mot. Je suis reparti bouleversé: j’ai eu un accident de voiture en rentrant chez moi – le seul de ma vie», raconte Jean.
En cinq secondes, il venait en effet de comprendre que cette relation était vouée à l’échec. «Malgré l’attirance réciproque que nous avions l’un pour l’autre, le fossé était trop grand.» Leur histoire s’est terminée ce soir-là et Jean en a beaucoup souffert. «Je l’ai très mal vécu. A mon âge [il avait alors la quarantaine], j’avais moins de souplesse, moins de capacité à rebondir qu’elle.»
*Prénoms modifiés
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Une relation à «l’allure de dernière cigarette»
Psychologues à Monthey, Gérard et Catherine Tchedry analysent les enjeux de l’attirance entre un professeur et son élève.
Lorsque vous posez votre regard de psychologues sur les relations profs-élèves, que voyez-vous?
CT: Il s’agit avant tout d’une attirance qui se manifeste au niveau fantasmatique. Des ados ou de jeunes adultes verront dans leur prof une image de stabilité, d’adulte parvenu à maturité, maîtrisant un savoir. C’est l’accès à cette dimension qui est le moteur de l’attirance.
GT: Pour le maître, l’attrait d’une telle relation réside dans le retour à une jeunesse perdue. Cette double situation engendre un décalage entre l’idée de la relation et sa réalité. Chacun construit son roman. Il y a un aspect très narcissique dans un tel schéma.
Que se passe-t-il lorsque le fantasme est réalisé?
CT: Le risque est bien sûr de tomber de haut en voyant s’effondrer l’image idéalisée que l’on s’est faite. Des problèmes surviennent également à cause de l’inégalité inhérente à une telle situation, du rapport de force disproportionné qui peut s’installer. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre au binôme maître-élève. Il peut se produire entre deux personnes au niveau socioculturel différent, entre une universitaire et un ouvrier, par exemple.
On utilise souvent des concepts freudiens pour décrire ces relations. Est-ce une erreur de parler de transfert, de complexe d’Oedipe?
CT: Non, c’est sans doute juste. Le complexe d’Oedipe est une constante universelle, même si la notion est parfois galvaudée. Et on n’a pas attendu Freud pour se poser la question du rapport au père, qui a toujours existé.
Quel rôle l’interdit joue-t-il?
GT: C’est un facteur important. L’interdit pousse toujours à la transgression.
Qui souffre le plus en cas d’échec?
GT: Je dirai que c’est plus difficile pour le professeur. Car pour lui, l’échec narcissique est plus grave. Il aura d’autant plus de mal à s’en remettre s’il est âgé, car l’expérience prendra alors une allure de dernière cigarette…
Faut-il dissuader un jeune d’entamer une telle histoire?
GT: Ces relations débouchent parfois sur de belles et longues histoires. En d’autres termes, lorsqu’on aborde ce sujet, on voit une pathologie là où il n’y en a pas toujours.
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Ce que dit la loi
Sur le plan juridique, les actes sexuels avec un mineur de plus de 16 ans ne sont interdits que s’ils sont commis par quelqu’un qui «profite de rapports d’éducation, de confiance ou de travail» ou qui exerce une contrainte psychique ou physique. Au-delà de 18 ans, âge que la plupart des élèves atteignent avant d’obtenir leur bac, seules les relations forcées sont punies. En revanche, les relations avec un ou une jeune de moins de 16 ans âge de la maturité sexuelle sont strictement interdites: elles relèvent du détournement de mineur.
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Un dossier réalisé par Julie Zaugg, Gaspard Turin et Christine Progin. Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 6 septembre 2006.