KAPITAL

Le commerce bien réel des biens virtuels

C’est une véritable économie parallèle qui se développe entre les millions d’adeptes des jeux en ligne. L’immense laboratoire de «Second Life», notamment, est observé de très près par les entreprises du monde réel. L’économie de demain?

Avec plus de 100 millions de joueurs connectés à travers le monde chaque mois, les jeux en réseau ont créé une immense économie «virtuelle», dans laquelle les gamers utilisent de l’argent réel pour acheter et vendre des biens virtuels: des bagues magiques, des personnages, des îles…

D’après IGE, le leader mondial de services sur MMORPGs (jeux en ligne massivement multi joueurs), les adeptes ont déboursé en 2005 près de 1,2 milliard de francs pour acquérir des biens et services dont l’existence se limitent à des pixels sur un écran. L’entreprise américaine prédit une augmentation de 50% de ce chiffre pour cette année.

De Séoul à San Francisco, de nombreux fans de «World Of Warcraft» en manque de temps et de patience font chauffer leur carte bancaire pour acquérir pièces d’or, équipements, armes et niveaux supérieurs sur des sites aux quatre coins du web, y compris sur eBay. Il suffit de googeliser «WOW Gold» pour comprendre l’étendue de ce commerce.

Mais au fait, comment fabrique-t-on de l’or virtuel? Lorsque l’on pose la question à Eric Smith, directeur de GamePal, il se targue de posséder un contrat de confidentialité avec son fournisseur. Et, d’un autre côté, nous assure que ses produits sont fournis par des joueurs.

Oui mais quels joueurs et dans quelles conditions?

Derrière ces sites de vente pourtant légaux se cachent souvent des producteurs clandestins appelés «gold farmers». Ces joueurs tuent des monstres, gagnent des batailles et accumulent pièces d’or et autres biens intangibles.

En Chine, selon le New York Times, ils seraient 100’000 à être connectés 24 heures sur 24 au site de World of Warcraft. Mais on ne peut pas vraiment dire qu’ils jouent. Disons qu’ils s’occupent des niveaux les moins intéressants et des tâches les plus répétitives pour gagner de l’argent dans la vraie vie. Entre 90 et 300 francs pour des journées allant de 12 à 18 heures.

Les plus grands ateliers de gold farming fonctionnent comme de véritables entreprises industrielles, employant de la main d’œuvre faiblement qualifiée, supervisée par des managers, et délivrant leurs produits à des entrepôts centraux où ils sont vendus directement à des clients ou à des revendeurs comme GamePal.

Le gold farming est un sujet très controversé dans la communauté des jeux en ligne. Pour Julien, joueur parisien sans emploi de 28 ans, le fait d’acheter du WOW Gold constitue plutôt un comportement anglo-saxon. «Ceux qui achètent sont les moutons noirs et ça se sait très vite», m’explique-t-il tout en jouant à son jeu fétiche.

Pour Sylvain Chabens, 34 ans, lui aussi joueur parisien sans emploi, «le seul risque pour celui qui en abuse, c’est de se faire effacer son personnage. Pour lutter contre le phénomène, les éditeurs de jeu éliminent régulièrement des milliers de comptes qu’ils soupçonnent être gérés par des farmers ou pilotés par des logiciels».

Pour ceux qui souhaiteraient profiter immédiatement de l’univers médiéval-fantastique de «War Of Warcraft» sans avoir à passer par les laborieuses phases préliminaires — que Sylvain Chabens estime à environ 20 jours réels de jeu, soit 480 heures –, il leur coûtera entre 800 et 6’000 francs. Soit le prix d’un personnage au sommet de ses capacités (de niveau 60 comme on dit dans le jargon) en fonction de sa rareté et de sa réputation.

Pour influer sur la notoriété et parfois la valeur marchande de leur personnage, certains joueurs ont l’habitude de mettre en ligne des vidéos illustrant le pouvoir de leur avatar.

Si quasiment toutes les opportunités de business entourant «War Of Warcraft» semblent avoir été exploitées, on ne peut pas en dire autant d’«Entropia Universe» et de «Second Life». Des univers virtuels dont le but dépasse largement le jeu. Il s’agit des premiers mondes virtuels incluant dans leur structure la possibilité de gagner de l’argent réel. Et nous en sommes qu’aux balbutiements.

«Entropia Universe», de l’éditeur suédois MindArk, présente un vaste paysage à explorer sur deux continents situés sur la planète Calypso. Une réalité parallèle qui demande aux joueurs de sortir leur carte bancaire pour s’équiper, se loger et se divertir mais qui leur permet aussi de gagner directement de l’argent véritable.

La monnaie réelle (euros ou dollars), injectée via l’interface de paiement, est convertie en PED (project entropia dollar) avec un change fixe, 10 PED pour un dollar. A tout moment, les 430’000 inscrits peuvent reconvertir les PED gagnés dans le jeu en euros ou en dollars. En regard des sommes engagées, force est de constater qu’Entropia Universe prend les couleurs d’une vaste zone d’investissement.

Le jeu défraie la chronique en décembre 2004 lorsque David «Deathifier» Storey, un Australien de 22 ans, débourse la somme record de 32’000 francs réels pour acquérir une île virtuelle. A ce moment, personne ne comprend qu’il est en train de devenir le premier grand promoteur de l’ère numérique, percevant impôts et droits de passage. Le joueur est juste pris pour un geek inconscient.

En octobre 2005, Jon «Neverdie» Jacobs s’offre pour 120’000 francs une station spatiale virtuelle aux enchères. Outre la station, il acquiert tous les droits liés à la chasse et à l’extraction minière sur sa station spatiale, ainsi que les actes notariés de 1’000 logements, d’un centre commercial et un marché d’une centaine d’étals. Le joueur a d’ores et déjà récupéré 24’000 francs par le biais de locations, d’impôts reversés par d’autres joueurs ou encore par l’organisation d’un concours de mode organisé par sa boîte de nuit, pour lequel les joueurs ont dépensé pas moins de 4’800 vrais francs en fringues. Un jury prime le meilleur stylisme.

A la croisée de Myspace, Cyworld, eBay et des Sims, le «jeu» américain «Second Life» fait figure de nouveau Far West: territoires vierges, liberté totale de création et fortunes faciles en perspective. Grâce à sa technologie, «Second Life» permet à ses résidents de fabriquer des objets, des lieux, des commerces de toute pièce, sans critères prédéfinis. Et comme les Second Lifers gardent les droits sur la propriété intellectuelle de leurs créations, ils peuvent les commercialiser à leur guise dans le jeu et en-dehors.

La Chinoise Ailin «Anshe Chung» Graef et son mari Guntram Graef ont lancé il y a quelques mois une agence immobilière proposant demeures et terrains imaginaires au sein de «Second Life». Enregistrée légalement à Hubei en Chine depuis le mois de février, l’entreprise pèse 310’000 francs et vient d’ouvrir un studio de 10 personnes pour soutenir sa croissance.

Un éditeur de jeux vidéo du monde réel vient de racheter la licence de «Tringo», un mini-jeu vidéo initialement développé par l’Australien Nathan «Kermitt Quik» Keir pour les avatars de «Second Life». «Tringo» sera bientôt disponible sur Game Boy Advance et téléphones mobiles.

Le jeu a même un campement 100 % allemand, où cette communauté se retrouve régulièrement pour écluser des bières en écoutant les vieux tubes des eighties. Kristina est DJ. Elle charge les morceaux demandés directement depuis son disque dur et ça lui rapporte de l’argent pour sa vie virtuelle.

Dans cette «Seconde Vie», on estime qu’environ 3’100 des 100’000 résidents gagnent en moyenne 25’000 francs par année grâce à leur activité commerciale.

De plus en plus d’entreprises du monde réel s’intéressent à «Second Life», qu’elles envisagent comme un laboratoire géant. L’agence anglaise de branding Rivers Run Red travaille sur des simulations avec de vraies maisons de mode et de vraies agences médias à l’intérieur de «SL ».

Les mondes virtuels vont jouer un rôle toujours plus important. Certains techno-penseurs imaginent que «Second Life» pourrait même défier les logiciels de Microsoft tant sur le plan du divertissement que des services. «C’est pourquoi Microsoft devrait vraiment s’intéresser à cela», écrivait récemment Robert Scoble, le blogger le plus connu du géant de Redmond…