Le sport fétiche des banquiers veut élargir le cercle de ses adeptes. Les compétitions se multiplient et attirent un public toujours plus nombreux, notamment à Genève. Enquête.
«En Suisse, la philosophie autour du polo a commencé à changer il y a une quinzaine d’années, explique le financier italo-genevois Riccardo Tattoni. A l’époque il existait un ou deux grands tournois, où l’on rencontrait des ambassadeurs et où les invités venaient en smoking. L’aspect social était prédominant. Aujourd’hui le cercle s’est élargi. Il s’agit de véritables manifestations sportives organisées par des passionnés.»
Dirigeant de la Société bancaire privée, et joueur de polo depuis douze ans, Riccardo Tattoni observe une certaine popularisation de ce sport dans la région de Genève. «Même les jeunes s’y mettent, ce qui crée une certaine émulation, un challenge pour les autres.» Le banquier, âgé de 49 ans, possède sa propre équipe avec laquelle il a gagné en amateur plusieurs tournois de ce sport méconnu.
Yves Luginbühl, propriétaire du Polo Club de Veytay, dans le village de Mies, a été l’initiateur du mouvement à Genève. Passionné d’équitation depuis son enfance, il a décidé, après avoir vécu en Argentine — la patrie du polo — de transformer son domaine familial en un club dédié à ce sport.
Avec l’aide de banquiers tels que Pierre Mirabaud et Fabien Pictet, il a ramené des chevaux d’Argentine et a inauguré en juin 1989 le Polo Club de Veytay, qui s’est agrandi en 1991 et 1997 et compte depuis trois terrains. C’est aujourd’hui le principal club de Suisse, avec le Polo Park de Zurich.
Le centre, qui propose également des cours, est ouvert quatre fois par semaine, du mois d’avril au mois d’octobre, et organise chaque année le Geneva Polo Masters, en septembre. Les champagnes Paul Roger, ainsi que des marques horlogères comme Cartier, Chopard ou plus récemment Jaeger-Lecoultre, ont longtemps soutenu les compétitions du club de Veytay.
«Nous avons organisé des événements peut-être un peu trop mondains au début. L’après-polo comptait plus que la compétition elle-même, reconnaît Yves Luginbühl. Mais la présence de Claudia Schiffer ou de la duchesse d’York, notamment, nous a permis de nous faire connaître et de décoller en suscitant l’intérêt des médias.»
Yves Luginbühl, 49 ans, dont 17 de pratique du polo, affirme désormais vouloir mettre en avant le sport lui-même et amener les jeunes à s’y intéresser. «Le polo est une bonne formule pour garder les garçons dans l’équitation. Dans les manèges, on trouve 85% de filles. Mes deux fils, de 20 et 22 ans, par exemple, ont d’abord été attirés par le jeu d’équipe, la vitesse et l’incroyable sensation d’espace que l’on ressent sur un terrain de polo.»
Les dimensions d’un terrain sont en effet très généreuses: elles représentent près de cinq fois celles d’un terrain de football et les chevaux peuvent atteindre des vitesses de 50 km/h.
«Tous les sports hippiques coûtent cher. Pour le polo, il faut compter 40’000 de budget par année, prévient Yves Luginbühl. Sur la trentaine de membres du club, certains viennent du milieu bancaire, d’autres de l’industrie, mais la base des joueurs est formée d’étudiants. On peut faire une comparaison avec le Bol d’Or, où les budgets des grands multicoques sont assurés par les grands dirigeants d’entreprise. Ce qui n’empêche pas les plus petits de participer.»
Il faut relever que les vainqueurs des compétitions ne sont pas récompensés avec de l’argent, mais par des cadeaux offerts par les sponsors, en général du champagne ou des montres.
La cotisation annuelle au Club de Veytay peut aller de 1’000 à 8’000 francs, selon le nombre de chevaux que possède le membre. Riccardo Tattoni a, quant à lui, engagé son propre personnel pour s’occuper de ses chevaux.
A titre d’exemple, un joueur professionnel, actif sur les trois continents, a besoin d’une écurie de 20 chevaux: les montures n’accompagnent pas leurs propriétaires dans ses voyages. Après avoir participé à une saison, ils retournent à la ferme et ne la quittent que l’année suivante.
Le club genevois réunit essentiellement des joueurs amateurs, ce qui lui permet de garder un niveau accessible. Il existe cependant en Suisse diverses compétitions professionnelles. A Gstaad, notamment, où la Polo Silver Cup a célébré son 10e anniversaire en août dernier.
Chaque équipe, regroupant les meilleurs joueurs du monde, est sponsorisée par une marque: Cartier, le groupe financier néerlandais Robeco ou Cadillac, dont l’équipe a remporté le tournoi l’année dernière pour sa première participation.
Autre rendez-vous incontournable, la très mondaine Polo World Cup on Snow de Saint-Moritz, qui a lieu chaque année au mois de janvier sur le lac gelé de la station grisonne. Là aussi, les plus grands professionnels sont régulièrement présents. Quant aux sponsors, ils se résument à la banque Hofmann, à Cartier, à Siemens et à la marque automobile Maybach, dont l’équipe a remporté le tournoi devant plus de 10’000 spectateurs l’an dernier.
Le principe du polo ne date pas d’hier. On considère même ce jeu comme le plus vieux sport d’équipe. On en trouve des traces en Perse, vers 600 ans avant J-C. Les Britanniques le découvrent dans les années 1850, dans l’Himalaya, et y jouent avec la noblesse indienne avant de l’importer, au XIXe siècle, en Grande-Bretagne, puis dès 1877 en Argentine, d’où proviennent aujourd’hui les meilleurs joueurs, ainsi que les races de chevaux les plus performants.
Les matches se disputent entre deux équipes de quatre joueurs et sont divisés en six chukkas (reprises) de sept minutes, entrecoupées de courtes pauses qui permettent aux joueurs de changer éventuellement de cheval. Dès que la balle passe entre les poteaux du but adverse, un point est marqué et les deux équipes changent de camp, sans temps d’arrêt.
Des handicaps allant de moins 2 à 10 sont attribués aux joueurs par des commissions nationales. Le but étant de donner une chance égale à chaque équipe, «un peu comme les catégories de poids à la boxe», précise Riccardo Tattoni.
Le handicap d’une équipe correspond à la somme des handicaps de ses membres. Une équipe à 30 commencera une rencontre avec 10 buts d’avance contre une équipe à 40. Un handicap de 4 permet de jouer des matches internationaux. Et on est déjà considéré comme professionnel à partir de 3 points.
Pour Riccardo Tattoni, le choix du cheval est primordial: «C’est 50-50 entre le cavalier et son cheval. Les deux doivent avoir le même niveau.»
Les chevaux risquent d’avoir peur des contacts, parfois violents. Ils doivent accepter les acrobaties des cavaliers avec calme. Les arrêts, les démarrages, les volte-face, sont parfois plus importants que la vitesse pure.
Les poulains sont initiés au jeu à partir de quatre ans. Ils apprennent à obéir aux ordres, à placer les cavaliers en bonne position pour frapper, et à ne pas les gêner dans leurs coups par des galops irréguliers.
Ils doivent en outre comprendre que l’objectif d’une course est d’être le premier à atteindre la balle. Dressés en Argentine et en Angleterre, les deux principaux centres de formation dans le monde, ils atteignent des prix qui peuvent varier selon la race entre 5’000 et 30’000 francs.
Le calendrier des concours internationaux s’étale sur toute l’année et à travers tout le globe. Les joueurs professionnels signent avec les patrons d’équipes des contrats annuels, ou exclusivement pour quelques tournois.
En Europe, le mois d’août est chargé, avec Gstaad, le tournoi de Sotogrande vers Marbella en Espagne ou le Championnat Mondial de polo de Deauville, en France.
En septembre, les joueurs regagnent l’Argentine pour préparer les compétitions les plus exigeantes qui ont lieu entre octobre et mi-décembre et où le handicap d’équipe oscille entre 24 et 40.
Il s’agit de l’Open d’Hurlingham, le Campeonato Abierto Argentino de Polo et l’Open mondialement connu de Palermo à côté de Buenos Aires, dont plus de 30’000 spectateurs suivent les finales et où les télévisions nationales assurent le direct.
Début janvier, les joueurs quittent l’Argentine pour l’Australie, la Californie et plus particulièrement la Floride, les Etats du Golf et le Proche-Orient. A cette époque débutent aussi la saison de polo sur neige en Europe avec les tournois de Aspen, Mégène, Cortina d’Ampezzo et Saint-Moritz.
Fin mars, l’U.S. Open à Palm Beach en Floride marque le point culminant de la saison aux Etats-Unis. En mai, juin et juillet débutent les grands tournois anglais: le Prince of Wales Trophy, la Queens Cup ou la Coronation Cup, auxquelles participent chaque année des représentants de la famille royale.
Au même moment ont lieu des tournois de «medium-goal-niveau», où les équipes ont des handicaps de 6 à 14, tels que ceux de Genève et de Zürich, ou ceux de Paris, Milan, Frankfort, Berlin, Hambourg ou Saint-Tropez.
La Fédération Internationale de polo (FIP), fondée en 1983 et basée à Beverly Hills, organise la Coupe du monde, dont les matches attirent chaque année des milliers de spectateurs. Jugé trop élitiste par le CIO, le polo n’est plus une discipline olympique depuis 1936.
Si le succès grandissant du polo au niveau mondial est indéniable, qu’en est-il du développement futur de ce sport en Suisse?
«Nous avons traversé les 17 années les plus difficiles, dit Yves Luginbühl. Je pense que le polo en Suisse a de beaux jours devant lui. C’est un sport spectaculaire et très télégénique. Mais nous manquons de grands espaces disponibles.»
«De plus, on rencontre de nombreux problèmes administratifs liés à l’aménagement du territoire lorsqu’on souhaite construire un terrain de cette dimension.»
Yves Luginbühl regrette le manque de clubs: il estime qu’une plus grande quantité d’équipes donnerait plus de crédibilité à ce sport. Et permettrait peut-être dans le futur de créer un véritable championnat suisse de polo…
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Les règles du jeu
La pratique du polo est soumise à des règles ultra-précises: un terrain mesure 274 mètres de long sur 146 de large (un bon joueur peut être capable d’effectuer toute la traversée du terrain en deux coups).
Les buts mesurent 7,62 mètres et le maillet entre 1,22 et 1,35 mètres, en fonction de la taille du cheval. Il doit obligatoirement être tenu de la main droite, les joueurs pouvant effectuer des coups droits et des revers.
Chaque joueur a un rôle bien déterminé sur le terrain. Le joueur placé à l’avant a pour mission de marquer des buts, son cheval doit être le plus rapide possible.
Juste derrière l’attaquant se trouve le joueur qui conduit la balle en territoire adverse, cette position est occupée par les chevaux les plus habiles. Vient ensuite le capitaine, pivot entre l’attaque et la défense. C’est en général le rôle dévolu au joueur ayant le plus fort handicap.
Enfin en défense, la masse corporelle et la résistance du cheval sont déterminantes. Le polo étant un sport très rapide et imprévisible, l’observation des chevaux de l’équipe adverse est primordiale pour élaborer une tactique.
Le joueur qui suit la trajectoire de la balle qu’il vient de frapper, et celui qui est le plus proche de la balle après qu’elle a été frappée, ont la priorité sur les autres joueurs. Les adversaires n’ont pas le droit de leur couper la route.
Certains marquages ou accrochage du maillet sont acceptés. Si un joueur commet une erreur, l’arbitre peut accorder un penalty ou des coups francs à 27, 36 ou 54 mètres selon la gravité de la faute.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Private Banking d’octobre 2005.