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L’Allemagne sans chancelier, sur un air de Brahms

En écoutant l’orchestre dirigé par Kurt Masur, je songe au match nul entre Schröder et Merkel. Et je me dis qu’au-delà des réformes à mener, les Allemands doivent surtout réapprendre à vivre ensemble.

Bucarest, lundi 19 septembre au soir, j’écoute l’Orchestre National de France jouer un concerto pour piano et orchestre de Brahms. La soirée est européenne: public roumain, orchestre français, musique allemande, soliste russe (Elisabetha Leonskaya) et chef allemand. Ce n’est pas le premier venu, il s’appelle Kurt Masur.

Je suis, mi-rêveur mi-attentif, les évolutions harmonieuses de ses mains, les hochements saccadés de sa tête à barbichette blanche tout en pensant à la nouvelle du jour, le match nul entre Schröder et Merkel.

Ce n’est pas tant l’insuccès d’Angela qui préoccupe, il était prévisible: comment une femme prussienne protestante, même réactionnaire, pourrait-elle emmener à la victoire des conservateurs catholiques du sud de l’Allemagne ou de la Rhénanie encore rivés aux trois K (Küche, Kirche, Kinder)?

Non, c’est plutôt l’incapacité de la puissante démocratie-chrétienne allemande à se donner un nouveau leadership qui intrigue. Je sais qu’elle a déjà connu une période difficile au début des années 1960, après le retrait d’Adenauer quand les Erhard et autres Kiesinger se montrèrent incapables d’assumer la succession et surtout de promouvoir les réformes rendues indispensables par un nouveau cycle historique. Aujourd’hui, ce parti ne parvient toujours pas à remplacer Kohl.

Mon regard revient à Kurt Masur. Et soudain je me souviens que le vieux maître céda, le temps d’une brève révolution, à la tentation politique. Au moment de la chute de l’empire soviétique, il était à la tête du Gewandhausorchester de Leipzig et représentait la fine fleur de l’intellectualité des «Ossies». Il s’engagea alors à fond pour sauver la singularité est-allemande.

Alors que le communisme s’effondrait, Kurt Masur fit partie de ces gens peu pressés à se jeter dans les bras de Helmut Kohl. Et il le faisait en toute connaissance de cause: son métier l’avait amené à parcourir le monde entier depuis des décennies (il est né en 1927).

En 1989, il pensait avec nombre de ses concitoyens (malheureusement pour eux aussi dépourvu de pouvoir que lui) que tout n’était pas à jeter en République démocratique allemande et que l’OPA lancée par Helmut Kohl et ses amis démocrates-chrétiens avait quelque chose d’indécent.

Ces doux rêveurs manifestèrent, tempêtèrent, fulminèrent pour tenter de défendre une troisième voie, la leur, entre l’Est et l’Ouest. En vain. Un déluge de fric s’abattit sur le pays et leur coupa net le caquet. En octobre 1990 (cela fait juste 15 ans!), la République fédérale se payait la République démocratique en instaurant le fameux taux de change de 1 DM pour 2 DDRM.

On pensait alors naïvement que l’Allemagne allait devenir très grande. Certains s’en inquiétaient même, craignant le retour des chimères passées. Or il n’en fut rien. Le marché du siècle, la réunification colossale fit le malheur des uns et des autres. A l’Ouest, tout le monde trouva la facture beaucoup trop salée. A l’Est, on prit le fric et les bagnoles rutilantes, mais avec l’impression de vendre son âme.

Dans son élan, Helmut Kohl avait oublié qu’un peuple ne s’achète pas comme une entreprise à restructurer. (Bush est en train de commettre la même erreur en Louisiane). Il oublia même que pour racheter une entreprise en Europe, on prend des gants, on cherche à respecter la culture d’entreprise. Personne ne respecta la culture de la RDA. Au contraire, on lui cracha dessus, on la piétina.

Ce malaise pèse encore dans le tréfonds des consciences des uns et des autres: au-delà des réformes à entreprendre, de l’avenir à préparer, les Allemands doivent réapprendre à avoir du plaisir à vivre ensemble. Quoiqu’essaient de faire croire les libéraux de choc, il n’y a pas que le taux de la TVA ou des retraites qui préoccupe les gens. Un peu de chaleur humaine aide aussi à vivre.

A voir le verdict sorti des urnes dimanche, ni Schröder, ni Merkel ne sont capables de rassurer l’électeur sur ce point. Quant à Kurt Masur, il continue de faire de la belle musique.