Les frappes de l’OTAN en Yougoslavie nous renvoient à un problème délicat: la dichotomie entre décideurs et exécutants. Gérard Delaloye analyse.
Ainsi, l’OTAN n’aurait commis que des erreurs depuis le début de son intervention sur le territoire de la République fédérale yougoslave. Sommée d’intervenir pour sauver les habitants du Kosovo, elle aurait provoqué l’exode massif des populations qu’elle devait protéger. Prévoyant une victoire au bout de quelques frappes, elle aurait sous-estimé la fierté serbe et le réflexe nationaliste qui soudèrent tout un peuple autour d’un dirigeant (pas nécessairement) bien-aimé. Bombardant sans discernement un Monténégro en froid avec Belgrade, elle aurait bloqué le processus de dissolution interne de la fédération dirigée par Slobodan Milosevic.
A ces critiques «politiques» s’ajoutent celles qui portent sur l’information. En gros, les porte-parole de l’OTAN disent n’importe quoi pour ne pas dire ce qu’on voudrait qu’ils disent: l’état de la situation au Kosovo même.
Or j’ai beau chercher, je ne trouve pas l’erreur. C’est tout de même parce que le processus de purification ethnique était en cours depuis plusieurs mois, parce que le sort des Kosovars était désespéré, que les Occidentaux se sont résignés à une intervention militaire.
Il a fallu huit longues années et les agressions de l’armée yougoslave contre la Slovénie, la Croatie, la Bosnie et le Kosovo (il restait encore le Monténégro et la Macédoine sur la liste) pour que l’Occident se décide enfin. Qui, dans les chancelleries comme dans la rue pourrait ignorer, après toutes ces années, la virulence du nationalisme serbe et l’habileté de son héraut, Milosevic?
Quant à la désinformation pratiquée par les porte-parole de l’OTAN à Bruxelles, se trouve-t-il quelqu’un pour ignorer que ces Messieurs sont formés et payés pour cela? Que cette désinformation soit bonne ou mauvaise, on en jugera plus tard.
Reste le fait qu’à partir du 24 mars s’est instaurée une dialectique entre services de renseignements et presse indépendante où journalistes et militaires sont en concurrence, les premiers se devant d’informer sur ce que les seconds déforment. Reste aussi le fait que le déclenchement de cette guerre et le malaise qu’il provoque nous renvoie directement au fonctionnement de nos sociétés, et à l’un de ses aspects les plus problématiques, la dichotomie entre décideurs et exécutants.
Le décideur contemporain, marqué par la mondialisation, la mobilité et l’extrême rapidité de l’information, fait des coups en jouant avec d’immenses machines bureaucratisées (entreprises, administrations) tout en méprisant souverainement la valetaille vouée à des tâches d’exécution. Les personnels qui ont vécu des fusions d’entreprises connaissent bien ces mécanismes pervers qui veulent qu’un beau matin tout soit chamboulé parce qu’un décideur a opté pour un nouveau «challenge» sans se demander si l’intendance allait (ou pouvait) suivre. Et sans s’être au préalable occupé de planifier l’avenir.
Après l’échec de la conférence de Rambouillet, les décideurs politiques occidentaux ont subitement choisi de mâter Milosevic par la force. Aux armées de suivre! Mais ces monstres militaires n’ont aucune souplesse, surtout si on leur demande en plus de respecter de hauts critères de sécurité. Les entraînements n’ont sécrété que de la routine qu’il faudra des semaines pour éliminer. Par définition, toute pensée autonome leur est interdite: ce n’est pas pour son profil d’intellectuel arabisant que le général Schwarzkopf a été porté naguère au commandement de la croisade anti-irakienne!
Créée il y a cinquante ans pour contenir l’empire soviétique, l’OTAN en tant que telle n’a jamais servi et a eu largement le temps de développer une hypertrophie bureaucratique. Propulsée au coeur de l’actualité, placée dans la ligne de mire de centaines de journalistes, observateurs, commentateurs, experts qui dissèquent le moindre de ses gestes, l’OTAN doit combattre sur deux fronts, en Yougoslavie où se passent les choses sérieuses et dans les médias où sa crédibilité est en jeu.
C’est dire que, dans ce conflit qui ne fait que commencer, ces pesanteurs n’ont pas fini de provoquer révoltes, interrogations et polémiques, confrontées qu’elles sont à l’angoisse existentielle d’une Europe qui redécouvre avec horreur qu’elle n’est pas à l’abri des désastres de la guerre.
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Gérard Delaloye est historien et journaliste. Il vit à Lausanne, en Suisse.