A Lausanne, découvrir la poésie d’un chauffeur de bus d’origine roumaine à l’arrêt Figuier? Ses «Arrêts déplacés» poursuivent notre série estivale.
A repenser aux auteurs dont je vous ai entretenu dans cette petite série estivale, je me suis soudain rendu compte que l’objet central de mon titre, le compagnon de mes pérégrinations, le sac à dos pour tout dire, a conservé dans mon esprit la forme du sac de montagne, de ce sac bombé à armature dorsale et bordures renforcées de cuir dont les mousquetons latéraux permettaient d’accrocher gourdes, cordes ou piolets. Un de ces sacs qu’on ne trouve plus que dans les musées de village ou au fond des greniers. Il y a belle lurette que je ne l’utilise plus…
Mais, attendant mon trolley à l’arrêt Figuier des TL en compagnie de quelques jeunes portant leur uniforme de citadins mondialisés – nike, jeans, T-shirts et… sac à dos rectangulaires – je me disais qu’en somme on vieillit avec les objets de sa jeunesse, mon sac à dos à moi voguant entre une raclette au mayen et un livre de Frison-Roche…
Cela me fit penser que s’il fallait glisser un livre dans la poche du sac à dos rectangulaire d’un citadin mondialisé, si un titre s’imposait, c’était à coup sûr «Arrêts déplacés» de Marius Daniel Popescu. Il s’agit de petites proses poétiques, narquoises, allègres, stupéfiantes, surréalistes, étranges, surprenantes, de courts textes à lire pendant les sauts de puces que nous faisons quotidiennement dans nos petites villes peu propices au contraire des mégapoles à la lecture de romans fleuves dans les transports publics.
Il s’impose d’autant plus que Popescu est poète et conducteur de bus aux TL. Son livre – cela doit être un cas unique dans les annales littéraires – est sponsorisé par les Transports publics de la région lausannoise! Popescu conduit, et quand il conduit, il observe la rue et les gens:
- une dame âgée, à épinettes,
en bas de la gare, une fois que le cinq est arrêté,
s’éloigne de la devanture de la banque alternative
et se dirige vers la porte avant du trolleybus:
elle arrive devant la porte ouverte, elle se tient
de sa main gauche à la barre métallique intérieure,
elle met son pied droit sur la première marche,
elle ramène son pied gauche à côté du droit,
elle met le pied droit sur la deuxième marche,
ramène le gauche à côté, pose le pied droit
sur le plancher du véhicule, ramène le gauche
à côté du droit et s’adresse au conducteur:
«bonjour, monsieur!»
Ce n’est pas du Robbe-Grillet. C’est du Popescu et cela s’appelle «Vision binoculaire».
Comme tout poète travailleur, l’auteur n’échappe pas au contact rude mais toujours chaleureux de ses camarades de volant comme en témoigne ce «Poème tombé en embuscade à la croisée»:
- tu quittes l’arrêt pontet et passes dans le giratoire,
tu es sur le trente-trois, tu vas à l’epfl, tu sors du giratoire
et tu montes, tu as à ta droite les travaux, tu suis
un camion, tu vois la bâche du camion et ses roues,
tu roules derrière le camion jusqu’en haut, tu
entres dans un autre giratoire, tu sors de ce giratoire
et tout de suite, tu fais l’arrêt villard: tu vois le trente-trois
qui descend, tu vois l’autre bus qui s’arrête de l’autre
côté de la route, ton collègue fait l’arrêt villard
en allant vers mont-goulin, tu ouvres la fenêtre
du poste de conduite, tu sors la tête par la fenêtre, il sort la tête
par la fenêtre, les bus sont arrêtés aux arrêts villard
et tu l’entends dire, à haute voix, comme ça, d’une
fenêtre de conducteur de bus vers une autre fenêtre
de conducteur de bus:
«les femmes, elles m’emmerdent!»
Marius Daniel Popescu , comme son nom l’indique, n’est natif ni du Gros-de-Vaud ni de la Gruyère. Parfois, au volant de son trolley, un coup de blues le saisit et il se paie un flash-back «dans la brocante de la mémoire»:
- et cette vieille dame,
qui monte par la porte avant et s’approche de toi,
et te dit
«bonjour monsieur, quand même, me voilà, je fais partie de
votre chargement: des jeunes et des vieux, tous ceux qui n’ont
pas de voiture»
te fait penser à ta grand-mère,
quand elle lavait les linges dans une bassine en bois,
quand elle cuisinait la soupe de poule,
quand elle repassait ses robes,
quand elle fermait la porte de sa maison à clef,
quand elle réparait la barrière de sa maison,
quand elle sortait de l’eau au puit,
quand elle faisait du pain au feu de bois,
quand elle lavait ses tapis dans la rivière,
quand elle.
Popescu vient, dans sa mémoire, de donner un coup de chapeau à Prévert, mais je ne trahis pas un secret en disant que d’origine roumaine, il a baigné dans une littérature dont une des principales contributions aux lettres européennes est, avec Urmuz, le présurréealiste édité à L’Age d’Homme, Tzara, Ionesco ou encore Max Blecher un certain sens du bizarre, de l’étrange, de l’irréalisme, tel ce superbe «Plateau asymétrique»:
- j’orange la pluie de ma langue tachée
par le dépôt de jus de carottes, de café soluble,
de grillade de volaille et de tabac,
les paroles dorment sous les gouttes d’eau
comme des moineaux : j’ai un continent d’oiseaux
dans ma bouche, tous secouent les ailes, de temps
en temps ça donne «suspendu y virgule os point
triage jeu masse huile espace carambar», je suis
le descendant de la pluie ménagère, celle qui évite
les gouttières, délinquantes météorologique elle
fait que mes lèvres s’ouvrent chaque fois comme
un œuf qui se casse pour que tu puisses faire une bonne «omelette orme barre droite musique tarif
basalte y lardons».
Irréalisme qui peut devenir franchement hallucinatoire:
- pendant qu’elle me parle, sa jambe gauche
dans la salle de bains, l’autre jambe
autour de mon cou, un gang de serpents
domestiqués vadrouille dans le lit où je vois
leurs éclaireurs descendre sur le paquet,
certains sont montés sur ma chaise et elle
me parle toujours comme une montagne
boisée qui saute dans toute la farine de la ville,
les draps du lit palpitent et se déchirent
en électrons,
elle fait venir, sur l’oreiller, la jambe de la salle de bains
puis commence à pratiquer du ski avec ses lèvres sur
mon front (…)
Vivant à Lausanne, j’aperçois parfois Marius Daniel Popescu au volant d’un de ces trolleys chenillant mollement à travers la ville, je le vois considérer les simples pékins du haut de son siège de chauffeur des TL, pensant peut-être à de petites (et poétiques) choses de la vie quotidienne:
- (…)
ouvre le robinet d’eau chaude, passe ses mains sous le jet
d’eau chaude, frotte les doigts de la main droite avec les doigts
de la main gauche, frotte les de la main gauche avec ceux de la main droite, arrête le robinet d’eau chaude,
se tourne vers la porte de la cuisine, prend le linge pour
essuyer les mains, essuie les mains, met le linge à sa place,
passe le seuil de la cuisine, traverse le hall de l’appartement,
ouvre la porte de la chambre où se trouve l’enfant,
entre dans la pièce, se dirige vers le couffin, se penche
au-dessus de la petite fille et la prend, dans ses bras.
Pensant aussi à ceux qui ont des problèmes, comme les journalistes méchamment virés il y a trois ans de «dimanche.ch» dans une notule ironiquement intitulée «Fait divers»:
- les cinq journalistes [licenciés] du journal «dimanche.ch» sont en train
de compter les jours de leurs trois derniers mois à passer
dans leur boîte à articles
et les abonnés du «dimanche.ch» lisent le journal «dimanche.ch»
sans se soucier des journalistes du journal «dimanche.ch»
De même des milliers et des milliers de Lausannois et de voyageurs venus d’ailleurs se font trimballer à longueur d’année par un conducteur de trolley dont la tête déborde d’idées, de pensées, d’images, de mots, de phrases qui n’ont rien à voir avec les manettes qu’il doit adroitement utiliser pour amener son chargement à bon port et sa petite famille à la fin du mois.
Que chacun de ces voyageurs d’un instant glisse dans la poche de son sac à dos un exemplaire peu volumineux (200 gr pour 13,5 cm sur 20,5) et peut-être pourra-t-il mener à bien l’œuvre qui suinte par toutes les pores de sa condition d’employé des TL mais que les horaires, les fatigues et les tracas empêchent apparemment d’éclore.
Il y a bien longtemps, Lausanne a déjà vu déambuler dans ses rues poète-travailleur venu de Roumanie. Il s’appelait Panaït Istrati. Lui aussi avait été conquis par la langue française et en devint un maître.
——-
Marius Daniel Popescu: «Arrêts déplacés», Ed. Antipodes, Lausanne, 140 pages.
MD Popescu est aussi l’éditeur unique d’une revue littéraire «Persil» que l’on trouve dans les petites librairies qui ont résisté à la déferlante Payot/FNAC.