LATITUDES

Bancs des pauvres, bancs des riches

Alors que dans les gares et autres lieux publics, la tendance est à la suppression de tout ce qui pourrait ressembler à un banc, il est un coin de la Suisse où ils prolifèrent à un rythme esthétiquement inquiétant.

A l’heure de prendre le bus, le métro ou le train, les jambes fatiguées après une journée de travail trouvent rarement de quoi se reposer. C’est que les bancs publics disparaissent, supprimés parce que suspects d’attirer les fumeurs de joints ou les sans-abri.

Nicolas Sarkozy envisage d’éliminer les bancs au pied des immeubles alors que Philippe Douste Blazy, le maire de Toulouse, fait copieusement arroser le soir venu les bancs publics pour dissuader les misérables de s’y installer pour la nuit. Supprimer les bancs est devenu un moyen politiquement correct d’éloigner la misère.

A mille lieues de Paris ou Toulouse, à Sils-Maria, ce lieu magique de l’Engadine, un problème de bancs se pose également: la saturation. L’idyllique presqu’île de Chasté ne peut en accueillir de nouveaux; chaque promontoire et petite crique en est déjà repourvu.

Mais sur le reste du territoire de cette commune située à 1800 mètres d’altitude, quantité d’autres emplacements attendent le sponsor qui sera prêt à verser 2’500 francs pour se prendre pour Nietzsche.

«Ici j’étais assis, à attendre
Attendre – mais à n’attendre rien
Par-delà le bien et le mal, à savourer tantôt
La lumière, tantôt l’ombre
N’étant moi-même tout entier que jeu
Que lac, que midi, que temps sans but
Lorsque soudain, amie! Un se fit deux
-Et Zarathoustra passa auprès de moi»

C’est ce qu’on lit dans un poème rédigé par le philosophe qui vécut et travailla entre 1879 et 1888 à Sils-Maria. L’endroit lui doit en partie sa célébrité.

«Cette Engadine est le lieu de naissance de mon Zarathoustra. A six mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et infiniment plus haut que toute chose humaine, je viens d’ébaucher une première esquisse des pensées qui le structurent.»

Le fantôme du penseur rôde toujours le long du lac et escorte les promenades métaphysiques de certains vacanciers qui se la jouent: ilsparachèvent leur séjour dans ce haut lieu en s’achetant un banc en rondins de mélèze avec leur nom sur le dossier.

Pour ce faire, rien de plus facile. Il suffit de passer à l’office du tourisme qui remet un formulaire intitulé «Aktion Silser Sitzbänke» à remplir en spécifiant l’endroit souhaité et le texte à graver sur vôtre futur banc. Il ne restera alors plus qu’à payer les 2’500 francs. Si peu de chose pour sortir de l’anonymat!

Silvaplana fait la même offre pour 875 francs, Maloja pour 400 francs. Mais ces stations ne connaissent pas le même engouement. Les grands noms de la littérature et de la philosophie n’ont pas célébré le génie de ces lieux comme ils l’ont fait à Sils-Maria.

Bien sûr, ces bancs ne sont pas vraiment laids, mais le «rien» d’avant leur arrivée était tellement mieux. Sur la plaine qui borde le lac de Sils, le regard vient maintenant se heurter à autant d’obstacles dans son élan vers la surface de l’eau et l’horizon. Comment éprouver «l’éternel retour» dans de telles conditions?

Sur la plaine toute proche de Surlej, Franz Weber était intervenu à temps pour empêcher la construction d’immeubles. La société d’embellissement de Sils ferait bien de s’en inspirer avant de se muer en société d’enlaidissement.

Mais peut-être que mon regard dépréciatif sur cette prolifération de bancs s’explique par une certaine forme de jalousie. Contrairement à ces Romy (Für Romy), Dorly (Für Dorly) ou autres Stella (Eden für Stella), mon prénom ne figure sur aucun banc…

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Les Bancs publics, site de soutien aux sans domicile fixe.