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Réflexions sur l’Europe provincialisée

Comment comprendre la décision de l’IRA de déposer les armes? L’historien Dipesh Chakrabarty relativise la vision eurocentriste des affaires internationales. Une pensée décapante — et utile.

L’IRA (Irish Republican Army) a enfin décidé de déposer les armes et de recourir au dialogue pour résoudre les questions politiques encore pendantes dans les six comtés de l’Ulster.

C’est en principe la fin d’une très longue guerre civile qui, pour des objectifs ayant varié au fil des décennies, a commencé il y a plus d’un siècle, en 1900, lorsque John Edward Redmont lança le premier appel à l’insurrection aux Irlandais.

Mais le mouvement avait vraiment commencé en 1858, après la terrible famine de 1845-1847, par la fondation d’une organisation par James Stephens de l’IRB (Irish Republican Brotherhood, Fraternité Républicaine Irlandaise).

Il s’agissait, selon la mode de l’époque, d’un nationalisme culturel visant à sauver la culture et la langue irlandaises de l’emprise anglaise. Ce mouvement a connu un échec pitoyable puisque aujourd’hui 1% seulement de la population adulte de l’île parle la première langue officielle du pays, l’irlandais, les autres ayant l’anglais (seconde langue officielle) comme langue maternelle.

Comme mon propos n’est pas de faire l’histoire de l’IRA, j’abrégerai en notant que le combat de culturel devint purement nationaliste et indépendantiste au temps de la première guerre mondiale, qu’en 1922 l’île fut partagée entre le Nord et le Sud, mais toujours sous la coupe anglaise, qu’en 1937 le Sud proclama la république et une indépendance que Londres ne reconnut officiellement qu’en 1949.

Fondée en 1916 en vue d’une nouvelle insurrection par la fusion de milices bourgeoises et ouvrières, l’IRA connut sa première heure de gloire dans les années 1920. L’indépendance venue, elle ne proclama sa dissolution qu’en 1962.
Mais pour mieux renaître moins de dix ans plus tard dans un contexte tout différent, afin de soutenir la lutte de la minorité catholique (env. 500 000 personnes) habitant l’Ulster, partie septentrionale de l’île dont la majorité est farouchement et démocratiquement favorable au maintien dans le Royaume Uni.

Réveillés dans les sentiments antiprotestants par les mouvements de mai 68 (qui ne furent pas que le fait des étudiants!), les catholiques de l’Ulster se lancèrent têtes baissées dans une guérilla urbaine désespérée tant le rapport de force leur était (leur est toujours) défavorable.

Dans ce combat, l’IRA fut le fer de lance de toute une population. Au cours de ces 35 dernières années, l’IRA réussit des opérations prestigieuses et des mauvais coups, elle connut des succès politiques et des scissions dramatiques. Et trop souvent des échecs sanglants. Espérons que contrairement à celle de 1962, son auto-dissolution soit définitive.

Reste une question théorique qui depuis 30 ans représente un véritable casse-tête pour les politologues et les historiens. Elle peut se résumer ainsi: pour quelle raison une société aussi avancée que l’ensemble des îles britanniques est-elle incapable de venir à bout d’un conflit certes relativement local, mais très meurtrier?

Comment se fait-il que chacune des analyses de ce conflit, qu’il s’agisse d’explications sociales (les cathos de Belfast sont réputés exploités), religieuses (papistes intégristes contre presbytériens sectaires), anticolonialistes (sujets irlandais contre conquérants anglais), nationalistes (valorisation de la celticité irlandaise) soit insatisfaisante?

J’avoue que pendant toutes ces années, je me suis gardé, dans la mesure du possible, de commenter les événements irlandais. Faute de compréhension. Faute de pouvoir éviter des jugements à l’emporte-pièce du genre «ce sont des demeurés qui en sont encore aux guerres de religions», alors que l’on sait par l’histoire que les guerres civiles ne sont jamais entreprises à la légère.

Si j’en parle aujourd’hui, c’est parce que je crois tenir l’embryon d’une explication que je dois à la lecture d’un ouvrage décapant dû à la plume d’un historien indien originaire de Calcutta, enseignant actuellement à Chicago.

Le titre même du bouquin — «Provincializing Europe», que je ne saurai traduire autrement que par «La provincialisation de l’Europe» — est en soi un programme. On subodore le redimensionnement, la remise à sa juste place.

Chakrabarty observe qu’en fin de compte, depuis qu’elle existe comme discipline, soit la fin du XVIIIe siècle, l’histoire est dite par la pensée européenne, qu’elle soit de veine libérale ou marxiste pour rester dans les généralités.

Le propre de ces deux courants en principe antagonistes est d’être fondé tous deux sur une idéologie du progrès (et de la croissance) qui répond à des schémas précis, prétendument valables sur l’ensemble de la planète.

Pour les uns, un pays comme le Niger qui connaît ces jours-ci une horrible famine est un pays en voie de développement, pour les autres il est à un stade précapitaliste. Tout le monde s’accorde pour le priver de son autonomie, de ses caractéristiques, de la valeur de sa culture ou des choix politiques qui le caractérisent. Or ces interprétations que les vicissitudes du XXe siècle nous appellent à relativiser ne sont plus suffisantes pour rendre compte d’un monde globalisé.

De culture originelle bengalie, né à Calcutta, nourri de pensée coloniale et anticoloniale, moulé dans la pensée philosophique et historique européenne, prof et chercheur en Australie (Melbourne) avant d’aller aux Etats-Unis (Chicago), Chakrabarty est par essence un intellectuel mondialisé dont le regard scrute le temps (et l’espace) historiques à la manière d’un rayon laser balayant la nuit à la recherche d’un OVNI.

Ce regard s’est ainsi rendu compte que sans être cyclique, l’histoire n’est pas non plus linéaire. Qu’elle est faite de moments qui s’agrègent, se distancent, s’interpénètrent, se superposent, se contredisent…

Chakrabarty accorde à certaines histoires (celles des gagnants de la modernité, ces puissances qui ont fait le monde depuis Christophe Colomb) un poids déterminant, fonction de leur emprise militaire sur les autres. Mais il demande que l’on tienne compte des subalternes, de ceux qui sont à la périphérie, de tous ceux que l’on oublie ou que l’on fait taire.

Indien, il rappelle que l’Inde commence à pouvoir appréhender son passé aussi bien que les Européens, en intégrant des concepts qu’au départ elle n’avait pas faits siens. (Et que dire, dans ce contexte, de la Chine?)

Lisant son livre au moment où l’IRA annonçait sa décision de renoncer à la lutte armée, il m’est apparu que ces fractures interirlandaises, que de mon lointain poste d’observation je jugeais ridicules, avaient leur raison d’être, subalternes à la puissance britannique. Et que l’on ne peut écarter d’un revers de la main un contentieux nationaliste, culturel ou religieux au nom d’un très hypothétique progrès historique, d’une marche en avant réglée au millimètre depuis les hommes des cavernes.

Chacun a le droit d’avancer à son rythme et, qui sait? de se payer le cas échéant une bonne régression s’il butte sur un problème que son entendement peine à régler.

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Dipesh Chakrabarty: «Provincializing Europe. Postcolonial thought and historical difference», Princeton University Press, 2000, 300 p.